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La Lettre n° 49 | Échos de la recherche
Éric Wittersheim
Crédits : Monika Stern

Éric Wittersheim, élu maître de conférences par l'assemblée des enseignants en juin 2011

Seul continent à n’avoir pas vu se développer en son sein de villes ni d’États avant la colonisation, le Pacifique représente un terrain singulier pour observer l’impact de la globalisation sur les peuples autochtones. Les Océaniens entretiennent toujours un rapport assez diffus aux institutions venues d’ailleurs. Marshall Sahlins a d’ailleurs cru y déceler ce curieux paradoxe : « face à l'hégémonie de la culture mondiale qui menace de les absorber et d'absorber avec eux leurs pratiques, ces peuples insulaires ont tenté à leur tour d'absorber cette culture venue d'ailleurs ». Le maintien de logiques claniques très fortes conduit les populations à adopter une attitude ambivalente face aux structures introduites par la colonisation: l’État en premier lieu, mais aussi la religion, l’économie de marché, et aujourd’hui la ville. Les conditions qui ont permis aux peuples d’Océanie d’entretenir une telle continuité sociale relèvent cependant au moins autant de l’histoire spécifique de leur intégration à l’État et à l’économie que de leurs spécificités culturelles.

Après avoir mené des recherches visant à réapprécier le rôle des appareils d’État et de la démocratie dans la recomposition des sociétés et des territoires du Pacifique Sud (et de Mélanésie en particulier), je m’intéresse aujourd’hui à la place de la cité dans la construction identitaire et les stratégies sociales des migrants. J’étudie en particulier l’impact du développement économique, mais aussi les répercussions de la crise mondiale, sur ces populations qui ont jusqu’ici entretenu avec l’économie de marché un rapport diffus, parfois qualifié de cueillette (« cash-cropping »). Dans ces archipels où il est plus juste de parler de « migration circulaire » que d’exode rural, on se rend en ville, voire même à l’étranger, d’abord dans le but d’acquérir une somme d’argent nécessaire à la réalisation d’un projet, d’un rituel (mariage, etc.), et non pour changer de mode vie ou fuir une pauvreté chronique. L’acquisition de ressources matérielles occidentales ne modifie guère l’organisation sociale, basée sur les liens de parenté et un rapport étroit à la terre. Cette forme particulière d’« intégration inachevée » conduit à interroger certaines représentations bien ancrées sur le développement, la ville, et plus généralement sur les effets de la globalisation.

Nous nous trouvons-là dans des situations où les mécanismes habituels d'intégration à l’appareil d’État centralisé – creuset économique industriel et formation d’une classe ouvrière, rôle unificateur de l’administration ou de la langue nationale – sont absents, ou simplement différents. Un constat qui vaut aussi pour les analyses classiques des migrations : créolisation ou assimilation, impossibilité du retour au lieu d’origine, prolétarisation… Cette dimension me semble un facteur essentiel pour comprendre aujourd’hui les systèmes de relations dans la ville, et la résilience dont font preuve les autochtones mélanésiens lorsqu’ils migrent. La ville constitue en outre – comme la question de l’État – un champ sous-étudié des recherches sur le Pacifique, en particulier dans le monde académique francophone. Très récentes, et de surcroît négligées par les spécialistes de la région, les villes d’Océanie demeurent également absentes des grandes synthèses sur l’histoire et la sociologie du phénomène urbain. Je m’intéresse en particulier à l’articulation entre construction identitaire et déviance, pour comprendre le paradoxe qui veut que les communautés stigmatisées pour leur propension à créer du désordre en ville soient aussi celles qui semblent les plus structurées, tant au niveau de l’autorité coutumière que de l’organisation sociale. L’apparition de différences de classes et de revenus n’empêche pas les uns et les autres de continuer à s’appuyer essentiellement sur leur réseau de parenté dans différents contextes.

L’expérience de la ville, pour les migrants récemments arrivés comme pour les couches mélanésiennes plus favorisées, emprunte des réseaux sociaux qui n’ont rien d’urbain. L’accès à l’emploi et à l’habitat, les stratégies électorales, ou les logiques matrimoniales, prolongent dans la cité des organisations sociales que la colonisation et les autres institutions européennes n’ont guère modifié, par opposition à d’autres aspects plus visibles des réalités sociales. Déjouant les interpétations classiques qui veulent que la cité arrache progressivement les migrants à leur société d’origine et produise des individus autonomes, on observe ainsi parmi les migrants installés en ville depuis deux ou trois générations une tendance rigoureusement inverse: le sentiment d’appartenance à une même communauté y est nettement plus fort que sur leur île d’origine. Je cherche donc à appréhender la question urbaine d’une manière globale, en associant les outils théoriques et méthodologiques de l’anthropologie, de la sociologie politique et de l’histoire (post)coloniale, tout en demeurant au plus près des acteurs sur le terrain. Ce travail vise plus généralement à modifier la représentation que nous avons des sociétés océaniennes, par l’écrit mais aussi par la réalisation de documentaires à partir de mes recherches de terrain.