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La Lettre n° 49 | Disparition
Élisabeth Allès
Crédits : Jacqueline Nivard
par Frédéric Obringer

Élisabeth Allès (1952-2012)

Les dernières réunions en hommage à Élisabeth Allès, dont celle du vendredi 13 janvier au 105 du boulevard Raspail, l’ont prouvé suffisamment : Élisabeth avait un talent extraordinaire pour réunir des êtres humains qui sans elle ne se seraient pas rencontrés et qui, grâce à elle, trouvent ensuite presque révoltant qu’ils n’aient pu parler ensemble plus tôt. Ce pouvoir de catalyse des énergies intellectuelles et éthiques fut à l’œuvre tout au long du parcours d’Élisabeth.

Ayant entrepris des études supérieures après un long séjour en Algérie, elle soutint sous la direction d’Alain Roux un mémoire de maîtrise qui portait sur les grèves ouvrières à Shanghai entre les deux guerres. Elle s’engagea ensuite, pour sa thèse dirigée par Michel Cartier, dans un travail de terrain de longue haleine concernant les Hui, musulmans de langue et de culture chinoise, qui sont reconnus par l’État chinois comme une minorité « ethnique ». Élisabeth Allès s’est concentrée sur les Hui de la province du Henan, dans le centre de la Chine, et a étudié ces populations dans un village de tanneurs musulmans ainsi que dans deux villes, Zhengzhou et Kaifeng. Parmi bien d’autres points importants mis en évidence par la recherche d’Élisabeth, il faut signaler une spécificité de l’islam en Chine, l’existence de mosquées féminines, dirigées par des ahong dont on observe une longue fidélité à un même lieu de culte. Cette thèse, soutenue en juin 1998, fut publiée en 2000 aux éditions de l’EHESS sous le titre Musulmans de Chine. Une anthropologie des Hui du Henan, ouvrage qui fut unanimement salué et valut à Élisabeth Allès une réputation internationale (voir les comptes rendus réunis dans les Carnets du Centre Chine).

Après être entrée au CNRS en 1999, où elle fut affectée au Centre d’études sur la Chine moderne et contemporaine (EHESS-CNRS), elle séjourna deux ans à Hong Kong, de 2002 à 2004. Élisabeth Allès continua ensuite, jusqu’en 2011, d’approfondir ses principaux champs de recherche, les situations minoritaires des Chinois musulmans (Hui) en Chine, des Dounganes en Asie centrale et des Ouighours en Chine du sud, ainsi que les nouvelles configurations identitaires aux frontières de la Chine, au Xinjiang. Désormais reconnue comme une spécialiste internationale majeure du « monde musulman périphérique », Élisabeth obtint son HDR le 16 décembre 2009 devant un jury composé de John Lagerwey, Hamit Bozarslan, Yves Goudineau, Françoise Kreissler, Marc Gaborieau et Isabelle Thireau. Elle introduisait de la façon suivante son travail :

La recherche présentée ici porte sur l’islam de Chine, un islam en situation minoritaire, sur ses pratiques sociales saisies dans leur diversité et dans leur rapport avec l’État. J’ai donné une dimension comparative à ce travail en confrontant l’islam à la périphérie et l’islam au cœur même de la Chine, et plus précisément deux situations minoritaires, celle de dix millions de musulmans de langue chinoise (Hui) et celles de neuf millions de musulmans turcophones (Ouighours). L’objet de cette étude n’est pas uniquement l’histoire de communautés prises dans leur singularité ; cette histoire est aussi un miroir de l’histoire chinoise. J’ai utilisé la notion de situation telle qu’elle a été employée par George Balandier et d’autres, car étudier les acteurs sociaux en situation, est la meilleure manière de se défendre contre toute tentation essentialiste. Il n’y a pas un islam chinois donné depuis toujours, qu’on pourrait étudier isolément et que l’on pourrait ensuite situer dans son contexte, c’est au contraire ce contexte qui de période en période fait l’islam chinois. Les caractères permanents de l’islam chinois, ceux qui le rattachent à l’islam global, ne prennent sens et efficacité qu’à travers les représentations changeantes que s’en font les musulmans au cours des siècles et les stratégies diverses qu’ils mettent en œuvre pour défendre leur existence au sein de l’ensemble chinois.

Devenue directrice de recherche au CNRS en 2010, Élisabeth Allès eut aussi d’importantes responsabilités d’encadrement de la recherche. Elle fut membre de la section 38 (Sociétés et cultures, approches comparatives) du comité national (CNRS), directrice-adjointe de l’UMR Chine, Corée, Japon (EHESS/CNRS) de 2008 à 2011 et directrice du Centre d’études sur la Chine moderne et contemporaine (CECMC) de 2008 à 2011.

Fortement et régulièrement impliquée dans plusieurs séminaires de l’EHESS (« Actualités de l’anthropologie », avec Alban Bensa, François Pouillon, Jean Schmitz, Thierry Bonnot ; « Anthropologie en Chine : théories et terrains », avec Joël Thoraval et « Musulmans en contextes minoritaire et diasporique », avec Aminah Mohammad-Arif, Marc Gaborieau et Éric Germain « Multipolarité et nouvelles centralités en Islam » avec Aminah Mohammad-Arif, Andrée Feillard, Amélie Blom et Éric Germain) Élisabeth fut aussi membre du conseil pédagogique de la formation doctorale en anthropologie (EHESS).

Femme de conviction (elle fut très active au sein de la Ligue des droits de l’Homme) et anthropologue qui sut imposer de nouveaux champs de recherche, Élisabeth Allès avait un goût et un talent exceptionnel pour le travail de terrain, souvent dans des conditions très difficiles. Son humanité, son courage, sa curiosité des autres et son intelligence d’analyse y faisaient merveille. Sa personnalité et son œuvre ne cesseront de nous inspirer.