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La Lettre n° 48 | Présentation
Emanuele Coccia
Crédits : B.C.

Emanuele Coccia, élu maître de conférences par l'assemblée des enseignants en juin 2011

J’ai fait des études en histoire de la philosophie médiévale et en philologie en Italie et en Allemagne. J’ai ensuite orienté mes recherches, menées en France et en Allemagne, vers l’histoire du christianisme, l’histoire du droit et l’histoire de la théologie chrétienne dans la longue durée.

Au centre de mes investigations actuelles il y a une évidence souvent oubliée : le fait que le christianisme est né d’une révolution normative. Le christianisme s’affirme en effet en produisant un nouveau corps législatif, en ajoutant au Tanakh juif une nouvelle loi, au sens littéral du mot, le « Nouveau Testament », un nouveau pacte qui remplace l’ancien code juridique juif que le monde hellénistique avait appris à désigner comme le recueil « des livres de loi des Juifs ». Cette sorte d’appendice, qui prétend « accomplir », perfectionner la loi, reprend les éléments les plus spécifiques par lesquels ce dernier s’écartait du modèle juridique romain. Dans l’univers hellénistique le judaïsme du Deuxième Temple avait déjà développé une sorte de normativité au-delà du droit proprement dit : après la chute de l’État juif, le Tanakh faisait figure de loi sans État, demeurant « en vigueur » sans pouvoir s’appuyer sur un territoire ni sur des institutions capables de la sanctionner. C’est pour cette raison que l’aspect prescriptif proprement dit avait également laissé place à d’autres formes rhétoriques : récits historiques, morceaux « mythologiques » (le récit de la Création) et réflexions sapientielles sur la nature de la loi, du pacte et de l’existence humaine. Le « deuxième code » chrétien reprend cette tendance : des textes non-prescriptifs, ou non-nomothétiques, y prennent une part prépondérante. Parmi ceux-ci les plus intéressants du point de vue de l’histoire des formes normatives sont les Évangiles, où au lieu de prescrire, le droit met en scène un Messie et sa vie, qui apporte une nouvelle loi tout en montrant sa vie.

En premier lieu, donc, la loi chrétienne est nouvelle par sa rhétorique : au lieu de s’exprimer sous la forme du commandement et d’énoncer une liste des préceptes, elle se présente comme le récit de la vie du Dieu devenu homme, sous forme de quatre biographies différentes. Que devient la loi, lorsqu’elle remplace le registre prescriptif par la forme de la narration biographique ?

La loi chrétienne est en outre originale quant à son contenu : au lieu de se limiter à régler l’action, cette « norme par narration » délivre des informations et un savoir sur la vie humaine du Christ, sur la nature du monde et de l’homme. En prescrivant ce qu’il faut penser en ces matières, elle développe donc un droit qui ne porte pas seulement sur la sphère pratique mais sur la pensée et le contenu qui lui est propre. Or qu’est-ce que une loi qui norme la pensée, qu’est-ce que la nature d’un dogme ?

En troisième lieu, la nouveauté de la normativité chrétienne se mesure également dans son existence sociale. A la différence des modèles gréco-romains, la sanction de cette loi est renvoyée à un espace de vie futur en lui-même inaccessible (l’alia vita qui commence après la mort) : elle se traduit donc dans l’ordre social surtout par des affects (la peur, l’espoir etc.) et des savoirs spécifiques. La question, dès lors, est : comment parvenir à penser l’existence sociale d’une norme exempte de sanction ? A travers le concept de hiérarchie le christianisme arrive en effet à penser l’existence d’une norme sociale qui coïncide parfaitement avec la vie et les actions des membres de la société. Ce concept, dont l’histoire doit encore être écrite, et qui a reçu il y a déjà longtemps l’attention des sciences sociales grâce aux travaux de Louis Dumont, est une invention chrétienne.

Nouvelle par ses aspects formels, par son objet et surtout par son articulation concrète à l’intérieur du corps social, la normativité chrétienne témoigne d’une complexité interne qui requiert, pour être comprise, d’associer plusieurs perspectives disciplinaires : celles de l’histoire des religions, de l’anthropologie historique, de l’histoire du droit et de l’histoire culturelle. En retour, l’étude du christianisme du point de vue de sa normativité permettra, par hypothèse, d’identifier une dimension normative propre à la sphère religieuse ainsi qu’une forme de normativité irréductible à l’expérience juridique propre au droit romain.

Les investigations que je propose de mener comportent trois volets : une recherche sur la normativité biographique mise en place par les Évangiles ; une analyse de la normativité épistémique de la loi chrétienne, c’est-à-dire de la façon dont elle se prolonge dans un pouvoir doctrinal qui s’exerce sur sur la pensée et non sur l’action ; une enquête, enfin, sur la normativité institutionnelle du christianisme, sur la façon dont cette normativité s’organise en un corps social et institutionnel de nature hiérarchique.