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La Lettre n° 46 | Présentation
Bernard Heyberger
Crédits : Laurent Dappe

Bernard Heyberger, élu directeur d’études par l’assemblée des enseignants en juin 2011

 

Anthropologie historique des chrétiens en Islam

Longtemps cantonnés dans les disciplines pieuses à visée apologétique, les chrétiens orientaux en pays d’Islam sont justiciables d’une approche en termes d’histoire et d’anthropologie religieuses, qui les inclut dans une tentative de compréhension d’ensemble des sociétés à majorité musulmane auxquelles ils appartiennent. Une telle démarche, reposant sur une attention minutieuse aux contextes locaux, fait d’abord apparaître l’extrême variété des situations particulières, loin de tout système. De plus, elle rompt avec les discours portant sur les chrétiens en Islam, qui postulent le plus souvent leur irréductible altérité par rapport à la société et la culture dominantes. Car elle fait voir une grande proximité sociale et culturelle des chrétiens avec leur environnement musulman, sans minimiser pour autant les processus de différenciation et de compétition en œuvre dans l’interaction.

L’échelle locale, celle du sanctuaire, du tribunal, du quartier ou de la ville, permet ainsi de réviser les grands stéréotypes de l’affrontement entre Chrétienté et Islam. À l’âge de la globalisation, cette observation rapprochée doit cependant être combinée à des perspectives plus larges. Les enquêtes monographiques mettent au jour le jeu local du pouvoir et des alliances, mais renvoient aussi, à chaque étape, à l’horizon beaucoup plus vaste du catholicisme et du protestantisme, dont les moyens d’action, les grands courants spirituels, ou les conflits internes, trouvent des échos dans les lieux les plus reculés. Face aux Occidentaux, les Églises présentes dans le monde musulman durent définir leurs fondements dogmatiques et exercer un meilleur contrôle sur leurs membres. Elles visèrent à différencier le mode de vie de leurs fidèles de celui des musulmans et des adeptes des confessions chrétiennes rivales environnantes. Cette évolution, renforcée au XIXesiècle par l’intervention des puissances européennes, aboutit au confessionnalisme qui caractérise encore à divers égards le fonctionnement des États actuels au Proche-Orient.

À partir du XVIesiècle, l’Europe catholique et protestante s’intéressa à l’Orient chrétien et musulman avec des méthodes érudites, non dépourvues d’intentions apologétiques et controversistes, aboutissant néanmoins à une nouvelle perception du christianisme oriental et de l’Islam. Des chrétiens orientaux, parfois formés à Rome, prirent une part considérable dans ce travail. Une reconstitution de leurs parcours permet une histoire globale à petite échelle, qui connecte l’histoire des circulations et des conflits en Méditerranée à celle de la « République des Lettres ». Les missionnaires catholiques puis protestants envoyés en Orient forment une autre catégorie d’experts, dont il convient d’évaluer le rôle complexe dans les situations de transfert et d’interaction.

La condamnation explicite de l’apostasie et l’interdiction de tout prosélytisme imposent jusqu’à nos jours des contraintes spécifiques à l’activité missionnaire chrétienne en pays d’Islam. Le fait que beaucoup de pays musulmans aient été conquis sur les chrétiens et que la Terre Sainte ait été aux mains des musulmans est une source féconde de spiritualité, de même que le martyre subi de la main des musulmans, comme des assassinats récents le rappellent encore.

Une histoire et une anthropologie des chrétiens en Islam sur le temps long nous fournissent des clés pour une compréhension plus globale des situations d’échange, de compétition ou de confrontation entre des ensembles banalement appelés aujourd’hui « Occident » et « monde musulman », à un moment où les mutations politiques et démographiques en cours posent en de nouveaux termes les relations entre les systèmes religieux et les États majoritairement musulmans, rendant obsolètes les paradigmes d’interprétation issus de la décolonisation.