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La Lettre n° 45 | Présentation
Béatrice Delaurenti
Crédits : Bruno Delaurenti

Béatrice Delaurenti élue maître de conférences par l’assemblée des enseignants en juin 2011

Mes recherches en histoire médiévale ont débuté il y a une quinzaine d’années. En 1995, dans le cadre d’un DEA à l’EHESS, j’ai commencé une étude des croyances et des pratiques du bas Moyen Âge dans une perspective d’anthropologie historique. J’étais intéressée par le rapport entre les pratiques médicales, liturgiques ou magiques et les débats philosophiques, scientifiques ou théologiques. Je travaillais sur les rituels qui mettent en œuvre une formule, orale ou écrite, dans le but de provoquer une action concrète. Au cœur de ce projet, il y avait l’idée que la notion de parole efficace serait comme un baromètre du rapport à la nature et au surnaturel au sein de la société médiévale.

Ces pistes de réflexion ont nourri mes premières années de recherche. L’objectif était de rassembler des sources très diverses, en suivant le même fil conducteur : il s’agissait de mettre en évidence une grammaire commune de la performativité médiévale, une référence implicite qui réunit médecine, magie, doctrine et liturgie autour d’une même notion, celle de parole agissante et efficace. Par delà la diversité des sources, la cohérence du projet reposait sur cette option, fondée sur l’idée que l’époque médiévale a entretenu une conception de l’incantation détachée de toute référence au pouvoir du diable ou de Dieu.

J’ai été confrontée, dès le début de ma thèse, à une difficulté méthodologique : comment construire une réflexion historique sur les modalités de l’efficience verbale à partir des sources de la pratique, alors qu’elles ne comportent aucun élément réflexif et se transmettent, sous une forme fixe, d’un manuscrit à l’autre ? En l’absence de toute espèce de commentaire sur l’efficience qu’elles mettent en œuvre, les formules liturgiques, médicales ou magiques représentent un matériau singulièrement muet pour une histoire de la performativité langagière. J’ai choisi de recentrer la problématique sur les textes universitaires, sur la réception des formules d’incantation dans les débats qui les ont évaluées et interprétées. Les sources théologiques, philosophiques et médicales de l’époque scolastique ont dès lors été le socle de ma recherche. J’ai étudié les controverses sur le pouvoir des mots, virtus verborum, et sur les causes de ce pouvoir. La notion de nature était le point d’achoppement : ces controverses cherchent à éviter l’interprétation démoniaque des incantations, elles sont soutenues par la volonté de tester, par le raisonnement, la possibilité d’un pouvoir naturel des mots. Ce questionnement manifeste une liberté intellectuelle qui fait l’unité et la cohérence du débat médiéval. Le déploiement d’un naturalisme médiéval, bien différent du naturalisme de l'époque moderne, s’est ainsi trouvé au cœur de la thèse que j’ai soutenue à l’EHESS en 2004, sous la direction d’Alain Boureau.

À l’issue de ma thèse, j’ai intégré l’équipe de recherche du Groupe d’Anthropologie Scolastique (GAS) à l’EHESS, et poursuivi l’étude de l’histoire intellectuelle et des controverses universitaires. La réflexion s’est enrichie de nombreux échanges avec les membres du GAS et avec l’équipe de Danielle Jacquart à l’EPHE. J’ai été invitée dans plusieurs séminaires pour présenter l’ouvrage tiré de la thèse et paru en 2007 sous le titre La Puissance des mots : « Virtus verborum ». Débats doctrinaux sur le pouvoir des incantations au Moyen Âge (éditions du Cerf). Mes travaux se sont portés vers l’étude des textes manuscrits tels qu’ils ont été reçus, lus et commentés à l’époque médiévale. J’ai édité un petit texte rédigé par un médecin italien du XIVe siècle, Pietro d’Abano, sur les incantations thérapeutiques. J’ai également découvert, dans un manuscrit de la Bibliothèque de Bruxelles, l’œuvre d’un auteur quasiment inconnu, un certain Pierre Franchon de Zélande, sur les incantations et la magie naturelle ; j’en ai édité et traduit un premier extrait.

Une bourse post-doctorale à l’Université de Leuven, au centre Wulf-Mansion de la faculté de philosophie, m’a permis en 2007 de participer à une entreprise collective d’édition critique, celle du commentaire des Problèmes d’Aristote réalisé en latin par le médecin Pietro d'Abano. L’œuvre aristotélicienne commentée par Pietro d'Abano est monumentale : elle comprend près de 890 problèmes et regroupe une grande variété de sujets. C’est un ouvrage déconcertant, sans véritable option doctrinale, propice à toutes sortes d'interprétations, adaptable et transformable au gré des traductions. Une traduction latine des Problèmes a circulé dans les universités médiévales après 1268 ; Pietro d'Abano fut le premier à en donner un commentaire intégral, paru en 1310. L’intégration d’œuvres gréco-arabes dans le paysage intellectuel et universitaire de l’Occident médiéval s’est faite à travers la pratique médiévale du commentaire, grâce à un processus constant d'enrichissement et de reconstruction. C’est ainsi que le commentaire de Pietro d'Abano a joué un rôle essentiel dans la réception des Problèmes d’Aristote en Occident.

La question de la transmission des œuvres gréco-arabes dans le monde latin, aux sources de la culture médiévale, a pris place au cœur du travail d’édition critique que j’ai réalisé à l’Université de Leuven sur la section VII du commentaire de Pietro d'Abano. Cette section étudie la notion de compassio, en grec sympatheia, qui désigne l’imitation involontaire du comportement d’autrui ; c’est une interaction passive, une forme de contagion comportementale à distance, sans autre médiation que la perception sensorielle. L’exemple typique est le bâillement qui donne envie de bâiller. Ce comportement engage le corps et l’âme de celui qui l’éprouve. Il opère le transfert d'un mouvement qui est perçu chez autrui, et que la personne atteinte de compassio reproduit à son insu. Chez Pietro d'Abano, la notion de compassio sert d'outil pour examiner où se situe, en l'homme, la limite entre le donné naturel et l’acte volontaire. À partir d’une interrogation sur la nature humaine et le pouvoir de l'imagination, il cerne l'âme, sa puissance, ses limites.

L’étude de cette forme particulière de passion de l'âme  m’a ouvert d’autres pistes de recherche qui touchent à la transmission à distance d'un comportement, d'un sentiment ou d'une maladie. C’est la question de l'action à distance qui intéresse Pietro d'Abano lorsqu’il commente Aristote. Dans les élaborations intellectuelles de l’époque médiévale, la notion de compassio apparaît comme une forme d'action à distance au même titre que l’action des paroles. Dans la même perspective, je me suis intéressée à la question du pouvoir du regard, autre forme de l’action à distance. Divers écrits théologiques et médicaux de maîtres parisiens portent au XIIIe et au XIVe siècle sur la notion de fascination. L'efficience de l’incantatio et celle de la fascinatio découlent l’une et l’autre du désir et de la volonté du locuteur et de l’auditeur, tandis que la compassio caractérise une réaction involontaire qui met en branle la puissance de l'imagination par le seul biais de la perception visuelle, sans paroles. Incantatio, fascinatio et compassio apparaissent comme trois formes complémentaires d'action à distance servant d’exemples et de paradigmes dans la pensée médiévale.

Mes recherches post-doctorales ont ainsi élargi et réorienté mes problématiques de recherche. L’action à distance est apparue comme un fil conducteur pour l’exploration des points de contact et de friction entre religion, science et magie au Moyen Âge. En effet l’idée d’action à distance polarise les réflexions scolastiques sur la nature et sur les limites de toute opération naturelle. Elle se heurte à la conception aristotélicienne du mouvement naturel, fondée sur le contact, et conduit à une aporie : comment toucher ou être touché s’il n’y a pas de contact ? Comment concevoir une action à distance naturelle ? Le paradoxe de l’action à distance, en tant qu’opération à la fois naturelle et sans contact, a suscité des interrogations sur la nature et ses limites, sur le partage entre licite et illicite et, au-delà, sur les relations d’influence ou de coercition. Cette problématique met en jeu le statut des rites sociaux et le ressort de leur efficacité symbolique ; elle permet de saisir différents systèmes d'explication du monde. L’histoire de l'action à distance informe en outre sur la difficulté à délimiter les champs du savoir ; elle souligne le risque qu’il y aurait à vouloir établir des cloisons étanches entre médecine, philosophie, théologie et théorie magique au sein de la production intellectuelle du Moyen Âge.

La question de l’action à distance et les réflexions scolastiques sur la compassio seront au cœur du séminaire que je commence cette année à l’EHESS sur « l’histoire intellectuelle de l’imitation et de la contagion ». Je m’occuperai aussi, avec Alain Boureau et Sylvain Piron, de l’organisation du séminaire commun du GAS et je participerai, avec Sylvain Piron ainsi que Francesca Aceto et Pauline Labey, doctorantes à l’EHESS, à l’Atelier des médiévistes destiné aux étudiants de master. Dans le domaine de l’histoire des textes, je poursuivrai mes travaux à travers la lecture systématique des sources manuscrites et, le cas échéant, l'édition critique et la traduction de textes scolastiques. Mes projets actuels m’amèneront en outre à revenir sur la question si délicate de l’articulation entre histoire intellectuelle et anthropologie historique, pierre d’achoppement des mes premières années de recherche. Je commencerai cette année le recensement des formules d’incantation conservées dans les manuscrits médiévaux. C’est un travail de longue haleine. Il s’orientera, dans un premier temps, vers les recueils de recettes médicales, qui représentent un véritable gisement de formules thérapeutiques. Cette entreprise de mise en série des formules apparaît comme un préalable indispensable à la saisie historique de la pratique incantatoire médiévale.