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La Lettre n° 43 | L'École à Marseille
Louis-André Gérard-Varet
Crédits : P. Box
par Yves Doazan

Louis-André Gérard-Varet, l’économie mathématique d’essence sociale

En juin 2011, les journées d’économie publique qui portent le nom de Louis-André Gérard-Varet fêteront leurs dix ans et seront l’occasion de lui rendre hommage, dix ans également après sa disparition. Il est vraisemblable que peu d’économistes se souviennent qu’il fit partie d’une génération – et joua un rôle institutionnel en ce domaine – qui a introduit la formalisation mathématique en économie à l’université en France (celle-ci était jusque là dispensée dans les formations d’ingénieurs au sein des grandes écoles, où il existait une longue tradition de la formalisation mathématique depuis Cournot en 1838).
Le parcours intellectuel de Louis-André Gérard-Varet, qui devint directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales en 1985, est d’une grande constance, indissociable d’une certaine complexité. Il associe en permanence la théorie et l’utilité sociale, l’abstrait et la nécessité de l’action. Le jeune étudiant qui mène de front des études de sociologie et d’économie est rapidement persuadé que la formalisation mathématique peut s’avérer d’une grande utilité pour les sciences sociales. Il opte pour l’économie, séduit par l’abstraction, la théorie, la rigueur mathématique et la généralité, c’est-à-dire la capacité à développer des théories susceptibles de donner lieu aux applications les plus diverses. Claude d’Aspremont, économiste au Center for Operations Research and Econometrics (CORE) en Belgique, l’un de ses plus proches collaborateurs, évoque « sa structure bien ordonnée », dans un hommage publié par les Annales d’Économie et de Statistique (n°62, avril-juin 2001) : « Les premières années sont consacrées à une formation large, construisant les bases de son savoir encyclopédique et de sa conception d’une société plus juste. À la fin de sa thèse (sciences économiques, université de Dijon, 1973), il met en place un projet intellectuel à long terme, cohérent, et dont il sait l’utilité sociale ». Un ancrage théorique qui va de la théorie de la décision à la théorie des jeux.

L’approche formelle au service des sciences humaines

Estimant qu’il « n’existe pas de conflit entre l’approche formelle et les sciences humaines », percevant dans les outils qui se développent en théorie des jeux au début des années 1970 de véritables perspectives au service des connaissances dans le champ humain et social, il consacre sa thèse à la théorie de la décision dans l’incertain, c’est-à-dire aux fondements de la théorie de la décision, sous la direction de Pietro Balestra, spécialiste de l’économétrie des modèles dynamiques à erreurs composées et des données de panel. Celui-ci le persuade de rejoindre le CORE à l’université de Louvain, afin de bénéficier des conseils de Jacques Drèze et Jean Gabszewicz. Le CORE est l’un des premiers centres de recherche en économie, créé en 1966 par Jacques Drèze, un extraordinaire lieu de brassage d’idées par lequel sont passés et ont travaillé ensemble des chercheurs tels que le mathématicien Robert Aumann, Gérard Debreu et Werner Hildenbrand, autres mathématiciens et économistes, connus notamment pour leurs contributions à la théorie de l’équilibre général. Avec Jean Gabszewicz, ils y développeront la théorie du cœur ou du noyau d’un jeu coopératif. Le CORE joua un rôle important dans l’économie formalisée en Europe continentale et dans son développement en France.
Louis-André Gérard-Varet rejoint ce centre de recherche où il séjourne trois ans, entre 1971 et 1974, et y associe deux passions, l’économie mathématique et les États-Unis qu’il a découverts, adolescent. Jeune lycéen à Auxerre, il avait séjourné un an, à Dallas, dans le cadre d’un programme d’échange, noué des amitiés qu’il conservera toute sa vie, et été fasciné par le pragmatisme des Américains. Au CORE, par l’intermédiaire de Jean Gabszewicz, il rencontre Claude d’Aspremont, de retour de Stanford où celui-ci vient de terminer son doctorat sur la théorie des jeux.
La lecture commune d’un rapport de l’OCDE sur l’environnement scellera la collaboration avec Claude d’Aspremont. Elle débutera par des travaux sur la théorie des incitations à partir d’un contrat sur les pollutions transfrontalières, en 1974-1975, suivi d’un programme de recherche sur les problèmes du mechanism design, mettant en place des incitations monétaires pour révéler l’information privée et réguler les comportements stratégiques des agents. La même année, Louis-André Gérard-Varet est, pour la première fois, chercheur invité à l’université de Stanford. Leur collaboration, ininterrompue, donnera lieu à d’importants articles publiés dès le milieu des années 1970 parmi lesquels un article célèbre, publié en 1979, par le Journal of Public Economics, « Incentives and Incomplete Information » (vol.19, n°1, 123-149).

La concurrence imparfaite en économie ou la naissance d’un trio d’économistes

Les multiples échanges intellectuels qu’entretient Louis-André Gérard-Varet sont indéfectibles et empreints d’une solide amitié. Nous évoquions précédemment Jean Gabszewicz. Il faut avoir lu la narration, emplie d’humour, qu’il fait de leur rencontre à Louvain-la-Neuve, en Belgique (Revue d’économie politique, 2001/4, vol. 111, 505-509). Il faut également citer – au risque d’en omettre – Hervé Moulin, Jacques Crémer, Victor Ginsburgh, Jean-Michel Grandmont, Alan Kirman ou encore Philippe Michel qu’il fera venir au GREQAM à Marseille. La relation qui lie Louis-André Gérard-Varet, Claude d’Aspremont et Rodolphe Dos Santos est assurément la plus féconde. Elle transcendera la disparition du premier, donnant lieu à des publications posthumes. Le trio « presque légendaire » selon l’expression de Gabszewicz publiera « pas moins de vingt articles ensemble, qui ont paru dans les revues internationales » American Economic Review, Quarterly Journal of Economics, Journal of Economic Theory, ou dans les revues françaises, comme Annales d’économie et statistique ou la Revue d’économie industrielle.
La rencontre entre les trois amis n’est pas simultanée et c’est Louis-André Gérard-Varet qui jouera le rôle d’intermédiaire. Elle prend cependant un tour presque similaire, caractéristique de leur démarche, générant un aller retour dynamique entre la théorie et les applications. En 1979, Gérard-Varet est reçu à l’agrégation et c’est le jour de la proclamation des résultats qu’a lieu la rencontre avec Rodolphe Dos Santos, doyen de la Faculté de sciences économiques et de gestion de l’université Louis-Pasteur, à Strasbourg (Gérard-Varet y enseignera, en tant que professeur, entre 1980 et 1983, collaborant simultanément aux enseignements dans les universités d’Aix-Marseille III puis d’Aix-Marseille II). Leur premier échange a lieu au cours d’un dîner dont Rodolphe Dos Santos se souvient encore aujourd’hui comme l’un des moments intellectuels importants de sa vie. Leur première collaboration portera sur le chômage. Ils se risquent à travailler sur l’interface entre la macroéconomie et la théorie des jeux. La première sera apportée par Rodolphe Dos Santos (qui avait également travaillé sur la théorie de l'équilibre général et l’histoire de la pensée). Gérard-Varet y a fait de rares incursions grâce à Alan Kirman, ses travaux antérieurs ayant plutôt porté sur la microéconomie. Gérard-Varet organise la rencontre entre Dos Santos et d’Aspremont, son idée étant celle d’une collaboration à trois. Leurs premiers échanges portent sur l’introduction de la concurrence imparfaite en macroéconomie. Ce sera le thème de l’une de leurs premières publications communes. Plus tard, viendront des travaux sur la théorie de l'équilibre général.
Leur entente intellectuelle immédiate est nourrie de complémentarité. Riche de nombreuses intersections, elle va de la modélisation à la pensée économique, passant par une large curiosité nourrie d’épistémologie, d’histoire, de sociologie ou encore de littérature. Leurs travaux auront pour objet
la concurrence oligopolistique (en macroéconomie, en équilibre général et en économie industrielle), ainsi que des questions plus générales d'ordre conceptuel, épistémologique ou historique. Ils poursuivent leur analyse de la concurrence imparfaite en macroéconomie. Claude d’Aspremont et Louis-André Gérard-Varet continueront simultanément leurs recherches en économie publique et dans la théorie des incitations.
Ces recherches théoriques seront fréquemment accompagnées d’applications au travers de contrats de recherche. Claude d’Aspremont précise que les contrats étaient choisis selon deux critères : « soit ils permettaient de vérifier ou d’appliquer leurs théories économiques, soit ils pouvaient servir à la publication d’articles dans de bonnes revues internationales », ajoutant que Louis-André Gérard-Varet a insufflé cette culture au sein du CORE dès la première moitié des années 1970.

L’œuvre d’un visionnaire

Gérard-Varet comprend mieux que quiconque, dès la fin des années 1980, les évolutions à venir de la recherche et les marque du sceau de l’exigence et de l’excellence, avant que ce second terme ne soit galvaudé. Une manière de poursuivre un idéal républicain, hérité de son grand-père, député radical et recteur de l’Académie de Rennes, un modèle, et de sa mère, proviseur de lycée. Sa curiosité et l’énergie qu’il déploie le conduisent à appréhender la question de « l’interdisciplinarité » avec le sociologue Jean-Claude Passeron. D’un séminaire naîtra un ouvrage intitulé Le modèle et l’enquête (Louis-André Gérard-Varet & Jean-Claude Passeron, 1995, Éditions de EHESS). Les deux chercheurs tentent de répondre à la question de l’utilisation du principe de rationalité par les sciences sociales pour « analyser, interpréter et expliquer les conduites ». Cette rencontre a lieu à Marseille où Louis-André Gérard-Varet, Alan Kirman, Claude Oddou et Jean-Pierre Florens ont fondé le GREQE en 1982 (Groupe de recherche en économie quantitative et économétrie, installé à Marseille, auquel Louis-André Gérard-Varet collabore bien qu’enseignant à Strasbourg entre 1980 et 1983 et étant devenu doyen de la Faculté de sciences économiques et de gestion puis pendant deux années à Toulouse ; il avait auparavant enseigné à Marseille près d’un an et demi, entre septembre 1978 et décembre 1979) ; il est élu directeur d’études à l’EHESS en 1985.
Dès le début des années 1990, il perçoit la nécessité de créer un pôle important en économie à l’instar de ceux qui existent aux États-Unis. Sa stratégie comporte trois axes : réunir les économistes locaux dans un laboratoire de manière à créer des synergies et, pour le moins, une visibilité dans le paysage universitaire français et international ; donner une identité à ce pôle, ce sera l’économie publique (L’économie publique est définie par Nicolas Gravel, actuel directeur scientifique de l’IDEP, comme « l’étude des causes et des conséquences de l’intervention de l’État, des institutions internationales ou de la collectivité publique dans le champ de l’économie ») ; rayonner internationalement par des rapprochements et des collaborations avec des laboratoires prestigieux. Pour atteindre ces objectifs, il conçoit trois structures complémentaires : le GREQAM, l’Institut d’économie publique (IDEP) et un LEA (Laboratoire européen associé).
Le GREQAM est constitué par la réunion des économistes de la région d’Aix-Marseille en son sein : ceux du GREQE, bien sûr, ceux du Centre de recherche interdisciplinaire en éthique sociale et philosophie économique (CRIDESOPE) et ceux du Laboratoire d’économie quantitative d’Aix-Marseille (LEQAM). L’ambition est de créer un pôle important en économie à Marseille. Aux côtés de ce laboratoire sont créés deux laboratoires « sans murs » : l’IDEP et le Laboratoire européen associé (LEA).
Le premier, l’Institut d’économie publique, fera l’objet d’une longue maturation. Alors que les objectifs sont clairement définis dès 1991 par Louis-André Gérard-Varet et Michel Le Breton, rejoints rapidement par Hervé Moulin, l’IDEP sera créé en 1996. Fer de lance de l’identité du pôle d’Aix-Marseille, l’Institut a pour objectif de créer un réseau réunissant les économistes travaillant sur l’économie publique en France et, dans une moindre mesure, à l’étranger. L’IDEP a pour but de produire de la recherche fondamentale et de la recherche appliquée, de faire de la formation à destination des cadres et dirigeants des collectivités et entreprises publiques et d’être – à l’époque déjà – un instrument d’aide à la décision publique. À une époque où l’on ne parle pas encore de valorisation dans les sciences sociales, le projet de l’IDEP en porte les germes.
Le LEA est la vitrine internationale du pôle. Il durera dix ans (1997-2007). Au départ, il réunit deux laboratoires, le CORE et le GREQAM et sera ensuite élargi au Groupe de recherche des économistes de Catalogne (GREC) à Barcelone. Il est l’aboutissement de programmes internationaux de coopération scientifique. Les recherches, théoriques et appliquées, donnent lieu à des collaborations qui portent sur quatre axes (économie normative et fondements des politiques publiques ; choix en incertitude et logique épistémique ; fondements stratégiques de l’organisation industrielle ; méthodes économétriques) et trouvent leur aboutissement dans des publications communes. Le LEA a été remplacé depuis 2010 par un Groupement de recherche international (GDRI) qui réunit les mêmes laboratoires auxquels se sont joints l’université de Kyoto (Japon) et l’université du Québec à Montréal (UQAM, Canada).

La passion de la transmission

Louis-André Gérard-Varet partage et transmet sa passion d’une recherche exigeante et rigoureuse avec les jeunes économistes qu’il forme. Nombre d’entre eux assurent aujourd’hui la relève du GREQAM. La liste de ses travaux publiés avec de jeunes auteurs est longue et variée, il suffit de se reporter à sa bibliographie. Le souci de la transmission passe aussi par l’enseignement, où il excelle. Ses anciens étudiants le décrivent comme un homme de théâtre sur la scène des amphis. Rodolphe Dos Santos se souvient d’un séminaire commun, peu après leur rencontre, alors qu’ils ne se connaissent pas encore très bien et évoque une composition totalement improvisée entre deux acteurs, le sentiment d’un théâtre vivant. Un théâtre de la réflexion dans l’action ; la réflexion scientifique sans cesse en mouvement, soutenue par le raisonnement mathématique.
Dans le cadre familial, la transmission est davantage synonyme de socialisation. Le fils de Louis-André Gérard-Varet, David, aujourd’hui mathématicien, découvre très tôt l’attrait du milieu universitaire et la certitude d’opter pour cette voie. Il se remémore les soirées réunissant dans l’appartement familial Claude d’Aspremont, Rodolphe Dos Santos et Louis-André Gérard-Varet. Le souvenir de leurs relations intellectuelles autant qu’amicales le marque profondément. Il en perçoit une grande liberté et un immense plaisir, corroborés par les deux amis de son père : « On s’amusait vraiment ! » Il revendique l’apprentissage de la rigueur intellectuelle par son père, mais non l’idée de la reproduction : « Je ne peux conforter l’idée que c’est grâce à lui que j’ai choisi les mathématiques, il n’a exercé aucune pression ou alors il l’a joué finement (rires) ! Au lycée, j’aimais autant les lettres que les maths et me souviens des tirades du Cid que nous nous récitions pendant sa gymnastique matinale. » Un seul regret le traverse : n’avoir pas eu le temps de partager avec son père le plaisir de l’échange sur ce qui aurait pu devenir un champ commun, les mathématiques. Leur relation père-fils où « les choses se diffusaient plus qu’elles ne se disaient » ont vraisemblablement développé son goût de l’abstraction, « de l’univers parfait que tissent les maths ! », un univers qui mêle, dans les recherches du fils, théorie et applications. À l’instar de celles du père qui devaient « se traduire concrètement, rappelle Claude d’Aspremont, et être au service de la collectivité ».

Je tiens à remercier ici Jean-Benoît Zimmermann, directeur du GREQAM et Isabelle Mauduech, secrétaire générale du GREQAM, pour l’aide précieuse apportée à la reconstitution de l’histoire de ce centre de recherche et à la compréhension de l’œuvre de Louis-André Gérard-Varet au cours des dix dernières années de sa vie.