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La Lettre n° 27 | À la Une
par François Weil

Extrait de la déclaration de l'Assemblée électorale des maîtres de conférences du 14 novembre 2009

Permettez-moi enfin d’évoquer devant notre assemblée la mémoire de notre collègue Claude Lévi-Strauss, disparu le 30 octobre dernier dans sa 101eannée. S’agissant d’une telle figure, je n’aborde pas sans une légitime hésitation cette responsabilité traditionnelle des présidents de l’École. Mais je sais à quel point Claude Lévi-Strauss était convaincu de l’importance des rites au sein des institutions. Dans son discours de réception à l’Académie française, en 1974, il souligne la manière dont les institutions « donnent au corps social sa consistance et sa durabilité », en recourant pour cela à un « principe de constance et à une exigence de filiation ». En vertu du premier, les membres d’une institution, l’École par exemple, « viennent confondre leur valeur propre dans l’établissement qu’ils ont pour fonction de maintenir, jusqu’à ce que d’autres les remplacent et se chargent à leur tour de le perpétuer. » En vertu de la seconde, ils se voient accorder le bénéfice d’une généalogie en partie fictive avec celles et ceux qui les y ont précédés. Lévi-Strauss ajoute qu’il évalue « ce qu’il en coûte d’exactitude et de persévérance pour rester une communauté, c’est-à-dire pour qu’entre les membres de celle-ci se maintienne un certain degré d’harmonie sociale, fondée sur ce consentement tacite à former un seul corps que les rites ont la mission périodique de rénover. » Telle est bien, en effet, l’une des fonctions de l’évocation de nos collègues disparus. Dans le bureau qu’occupent les présidents de l’École est accrochée au mur l’affiche de la première année d’enseignement à la VIeSection de l’École pratique des hautes études, en 1948-1949. Je ne doute pas que, comme nombre des visiteurs qui passent dans ce bureau et comme moi, mes prédécesseurs aient souvent regardé cette affiche, imprimée sur un mauvais papier beige qui rappelle les restrictions de l’après-guerre, annotée dit-on de la main de Lucien Febvre. On y lit la liste des premiers séminaires de la nouvelle Section, et notamment celui qu’y assura cette année-là Claude Lévi-Strauss, qui venait de soutenir ses thèses. Le commerce intellectuel entre l’auteur des Structures élémentaires de la parenté et ce qui devint l’École remonte donc aux origines de l’institution, et il ne s’est jamais interrompu. Directeur d’études à la VeSection à partir de 1951, il poursuivit ses enseignements à la VIeSection comme directeur d’études cumulant, puis comme directeur d’études non appointé après son élection au Collège de France en 1959 et la transformation de sa direction d’études de la VeSection en direction cumulante. Enfin, en 1975, après son départ de l’EPHE, il fut élu directeur d’études cumulant à l’EHESS. Fondateur en 1960 du Laboratoire d’anthropologie sociale qui associe le Collège de France, le CNRS et l’École, il en resta le directeur jusqu’à sa retraite en 1982. Et jusqu’à ces dernières années, comme le rappellent volontiers les membres du LAS, il y venait volontiers et régulièrement. De son œuvre, de l’influence qu’il a exercée et qu’il exerce dans le monde entier, et aussi à l’École, vous comprendrez, mes chers collègues, que je ne souhaite pas parler aujourd’hui, tant le propos serait nécessairement réducteur et inadapté à une figure aussi imposante dans l’histoire des sciences humaines et sociales du XXesiècle. Mais je veux dire ceci de l’homme : des fondateurs de la VIesection qui figurent sur l’affiche vieille de 61 ans que j’évoquais à l’instant, Claude Lévi-Strauss était le dernier survivant. Il était un acteur, un témoin et un lien avec un projet intellectuel dont il symbolisait, avec la force que l’on sait, la continuité et l’exigence. En un sens, sa disparition clôt une ère dans l’histoire des sciences sociales comme dans l’histoire de l’École. Mais en un autre sens, grâce à une œuvre qui ne cessera de déployer sa puissance et de susciter le questionnement, grâce aussi aux généalogies en partie fictives que nous ne cessons de tracer et que nos successeurs établiront à leur tour, nous savons que Claude Lévi-Strauss figure désormais parmi les esprits tutélaires que nous imaginons volontiers penchés sur nos destinées.