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La Lettre n° 42 | L'École à Marseille
Comment le peuple juif fut inventé ?
par Shlomo Sand

L’expression « peuple juif », insuffisamment questionnée

Interview de l’historien israélien Shlomo Sand, propos recueillis par Jean Boutier et Yves Doazan

Shlomo Sand, historien, dont le dernier ouvrage a pour titre Comment le peuple juif fut inventé ?  (Fayard, 2008), était l’invité de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) au mois de février dernier. Il est actuellement en résidence à Marseille, à l’invitation du Centre Norbert Elias pour l’écriture de son prochain ouvrage. Celui qui se définit comme « Israélien d’origine juive » évoque le succès de son précédent ouvrage, sa relation à la pensée intellectuelle française et son prochain livre, à paraître à la fin de l’année 2011.

Comment expliquer le succès de votre ouvrage précédent Comment le peuple juif fut inventé en France ?

Au départ, j’ai fait ce livre en hébreu puis je l’ai traduit en français. Le succès qu’il connaît en France mais aussi dans le monde entier est difficile à expliquer. Il y a, comme pour toute chose, plusieurs raisons. L’une d’elles est le conflit israélo-palestinien au sein de la société israélienne. Israël produit l’image d’une nouvelle conflictualité en son sein. On peut y voir des raisons politiques, les élites israéliennes ont aidé à sa diffusion, mais les raisons politiques n’expliquent pas tout car d’autres ouvrages sur le conflit ne sont pas devenus des best-sellers.
Il y a, c’est une seconde raison, une curiosité autour du phénomène juif en raison des mythes, des légendes, des histoires qui l’accompagnent. L’expression « peuple juif » contenue dans le titre de l’ouvrage a soulevé cette curiosité. Elle est utilisée, y compris par les élites intellectuelles, sans le moindre questionnement. Or, cette expression ne peut être mise sur le même plan que « peuple français », « peuple anglais », « peuple italien ». On peut être juif et français, juif et anglais, juif et italien. Cette curiosité, rencontrée dans des conférences en France ou dans les courriers que je reçois n’émane pas seulement de personnes non juives. De nombreux juifs me questionnent à ce sujet, ne sachant comment se positionner vis-à-vis de ce phénomène, à la fois du point de vue historique et en raison du phénomène communautariste actuel qui prévaut dans certains milieux français d’origine juive. Ce dernier pose problème à des Français juifs mais aussi à des non juifs qui ne comprennent pas ce repli identitaire. Parmi ces derniers, la gêne occasionnée vient du fait qu’ils ne veulent pas être taxés d’un antisémitisme qui leur est étranger mais ils ne comprennent pas ce communautarisme qui ne correspond pas à la tradition juive en France.
Il existe certainement d’autres raisons au succès de ce livre. Sans fausse modestie, je me considère un peu comme le roi nu dans le conte « Les habits neufs de l’empereur » de Hans-Christian Andersen. J’ai combiné plusieurs éléments : le livre est publié au moment où existe ce rapport entre communautarisme et conflit. Sa sortie a provoqué une immense réaction de la part de la communauté juive française qui n’a pas existé dans d’autres pays d’Europe ni même aux États-Unis. Mais comment expliquer le succès de ce livre en Chine ou à Tokyo où n’existe pas ce problème de communautarisme ? La curiosité provient du danger que présente le conflit israélo-palestinien. J’évoque dans le livre, en effet, un État dont les fondements sont ethnocentriques et qui dispose de l’arme nucléaire. Cet État qui ne veut pas devenir laïc et républicain et dispose de cet armement militaire préoccupe le public du Japon à Los Angeles.
Enfin, on ne peut exclure le fait que des antisémites aient acheté le livre en raison de son titre. Je pense qu’ils auront été déçus !

Quelle influence a exercé Ernest Renan, dont trois de vos textes accompagnent la réédition de « Qu’est-ce qu’une nation ? », dans votre questionnement sur la construction de l’identité israélienne ?

Il y a, chez moi, des formes idéologico-politiques très françaises. J’ai été éduqué pendant un certain temps en France et les idées républicaines font partie de ma construction intellectuelle et politique. Cela peut aussi expliquer le succès de mon livre précédent en France. J’ai eu une grande passion pour Renan, historien et philologue, grand intellectuel libéral de la fin du XIXe siècle, considéré plus tard comme un conservateur. Pour autant, je n’en ai pas épousé l’idéalisme car je suis un historien matérialiste. Je suis tout d’abord arrivé à Renan par Georges Sorel, auteur du « Système historique de Renan » (1906). Ma seconde rencontre avec cet auteur français a lieu à la bibliothèque universitaire de Tel-Aviv dans le rayon du Judaïsme où je découvre une brochure intitulée « Le judaïsme comme race et comme religion » (1883). Je ne connaissais pas ce texte de Renan, vraisemblablement apporté par des émigrés français en Israël. Je suis tellement stupéfait que je le lis d’une seule traite et prends conscience, alors que je suis en train de rédiger « Comment le peuple juif fut inventé », que ce que j’écris a été appréhendé pour l’essentiel par Renan. Je le mentionne donc dans mon livre car j’ai une dette envers lui.
En 1850, Renan est l’un des premiers à effectuer un glissement en mêlant l’idée linguistique de sémitisme avec celle d’identité de peuple sémite. Il retournera sa veste pour devenir antiraciste, sans toutefois se débarrasser complètement de son anti-islamisme. N’oublions pas que nous sommes en pleine période coloniale ! Renan adopte cependant une démarche plus historique qu’essentialiste. Il développe alors l’idée que le judaïsme n’est pas ethnique. Il sait comme Mommesen et bien d’autres que le judaïsme est très prosélytique. Je n’ai rien inventé ! Son ouvrage Qu'est-ce qu'une nation ? : Le judaïsme comme race et comme religion. (Ernest Renan, présentation par Shlomo Sand, Ed. Flammarion, coll. Champs classiques, Paris 2011). est traduit en de nombreuses langues… sauf en hébreu. J’ai combiné ce texte de Renan, aujourd’hui un peu daté, mais toujours original et considéré comme l’un des textes les plus importants sur cette question, avec le petit texte sur le judaïsme comme race et comme religion et la présentation que j’ai faite de ces deux textes.
Je n’ai pourtant aucune originalité. Raymond Aron a dit qu’il n’existe pas de peuple juif et il n’a pas eu de problème. Je voulais faire un pont entre Renan et Raymond Aron en n’oubliant pas, entre les deux, Marc Bloch, dont ce n’est pas l’essentiel des travaux, il était trop français pour écrire sur l’histoire juive, mais note dans L’étrange défaite, « les juifs sont un pêle-mêle de conversions ». Les choses qui étaient banales en 1938 ou 1939 sont aujourd’hui extrémistes !

De la remise en cause du peuple juif à celle de la terre d’Israël, il y a une continuité qui se traduit par un nouvel ouvrage ?

L’origine émotive de mon précédent livre était de lutter contre le racisme juif. Je ne l’ai pas caché. Je voulais décomposer l’essentialisme et le racisme juif. Je dis que les juifs ne sont pas descendants des Hébreux. Beaucoup de gens légitiment le retour des juifs sur la terre de Palestine par le fait qu’ils en sont des descendants. Le fait de rompre avec ce lien mythique, affirmer que nos ancêtres ne sont pas les Hébreux est non seulement choquant pour les sionistes israéliens mais aussi pour le New York Times.
L’idée de peuple juif contenue dans la bible ne peut être assimilée au concept moderne de peuple juif. Le glissement sémantique qui s’opère, à partir du XIXe siècle, par l’usage qu’en fait le mouvement sioniste, sème le trouble et introduit l’idée de continuité. De la même manière, il nous faut appréhender la question de la Terre avec discernement et c’est ce que je m’attache à faire dans ce nouveau livre « Comment la terre d’Israël fut inventée ? ». Dans le judaïsme, la notion de propriété collective ou nationale de la terre n’existe pas. L’association de la Terre d’Israël et de la propriété a plutôt pour origine le protestantisme. Dans la théologie juive, la terre n’appartient pas aux hommes mais à Dieu. C’est Dieu qui la leur octroie en échange de leur croyance. Si l’on parle de terre promise, c’est au sens métaphysique du terme. La promesse faite par Dieu à Abraham est celle d’une terre pour lui et pour sa descendance, une terre sur laquelle il est étranger. Comme vous le voyez, nous sommes très loin de la conception politique et collective de la terre donnée comme une propriété. Quant au livre de Josias, il ne faut pas oublier qu’il est enseigné en passant au filtre du talmudisme et que ce filtre est important dans cette religion. Sans lui, ce livre serait atroce. L’idée de continuité concernant la terre est à nouveau le fruit d’un glissement, non pas historique mais idéologique.

Pourquoi écrire ce nouveau livre à Marseille ?

Je suis venu à Marseille parce que je suis méditerranéen par nature bien que né dans un pays froid. C’est un vieux rêve. Ce lien avec la mer, ce mélange d’immigrants m’ont toujours attiré. Marseille était un bon lieu pour terminer Comment la terre d’Israël fut inventée. J’ai amassé beaucoup de matériaux que j’ai emmenés avec moi pour écrire ce nouveau livre mais je regrette qu’il n’y ait pas une grande université au centre de Marseille. Le précédent livre a été achevé à Aix-en-Provence. Je n’aurais pas pu écrire Comment le peuple juif fut inventé ? à Paris car il n’y a plus cette effervescence intellectuelle qui existait auparavant. Il y a un trop grand rapprochement entre les élites et les médias. Il y a moins de circulation des idées qu’en Angleterre ou en Italie. J’espère terminer le nouveau livre à Marseille. J’y suis plus inspiré qu’à Paris même si j’ai une grande dette envers cette ville.