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La Lettre n° 42 | Réflexion sur...
Tunisie
par François Pouillon

Tunisie : considérations inactuelles

On ne se méfie jamais assez des journaux : je croyais retrouver la Tunisie à feu et à sang, paralysée, comme en soixante-huit. J’ai honte de m’être laissé prendre comme ces Américains qui, regardant les émeutes des banlieues sur CNN, imaginaient que l’Europe entière s’était embrasée. Non, la Tunisie va bien : les transports, les commerces, les administrations fonctionnent ; les cafés et les restaurants sont pleins et même la police est réapparue pour faire la circulation, ce qui n’est pas du luxe. Cela dit, le prestige de l’uniforme en a quand même pris un coup. En outre, il paraît que, pendant quelques jours, les conducteurs de Mercedes ont perdu un peu de leur arrogance. On s’est donc seulement débarrassé d’une famille parasite (le chiffre a été généreusement limité à 110 personnes) qui venait prendre sa prébende sur tout ce qui était susceptible de dégager quelque profit. Pour le reste, le corps est sain.
C’est plutôt la politique qui pèche.

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Toutes les photos sont de F. Pouillon

Et d’abord l’analyse qu’en donnent les commentateurs : après avoir diagnostiqué une incapacité congénitale du monde arabe à la démocratie, voici que ce même monde arabe est devenu sa terre d’élection. Après avoir daubé sur le despotisme oriental, ils ont trouvé la théorie des dominos. « Plus rien ne sera plus comme avant » ! J’ai déjà entendu cela quelque part, et appris que, comme leur nom l’indique, et comme les planètes, les « révolutions » ont tendance à revenir à leur point de départ. Voyons voir…
Les journaux, encore eux, ont parlé de la révolution « de jasmin ». C’est faire peu de cas des corps immolés, des dizaines de morts par balles. « Révolution de la dignité » (karamat, « l’honneur »), préfère-t-on dire ici : après tout ce qui avait été bafoué, le régime des réformes « à petit pas », cher à Bourguiba, s’est résolu à en faire un grand.
À propos, l’avenue Bourguiba a retrouvé sa fonction primitive. L’ex-avenue Jules Ferry, le grand paseo de toute la vie sociale de Tunis depuis un siècle et plus, du protectorat aux indépendances, n’était plus qu’une artère déchue, abandonnée aux touristes et aux banlieusards. Les citadins (beldi) qui se respectaient allaient vers les nouveaux quartiers du haut-Tunis, de la banlieue ou du lac. C’était au point que Ben Ali, alors qu’il n’avait de cesse d’éradiquer la mémoire de Bourguiba, n’avait pas jugé utile de la rebaptiser. Voilà que les heures héroïques de la révolution en ont fait à nouveau un centre très couru.

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En bas, on manifeste contre le sac du quartier des bordels par les islamistes, au milieu contre la direction actuelle du syndicat, en haut, devant l’ambassade de France, sous les yeux contrits d’une statue d’Ibn Khaldûn emmitouflée de barbelés – il y a des choses que l’on respecte – contre… l’ambassadeur de France.
Le système d’affichage a changé de nature. Classique : les murs ont la parole. Le procédé n’est pas inédit, mais je ne me souviens pas avoir vu bombés sur les murs de Tunisie autre chose que des slogans en faveur des équipes de football.

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Que la politique fasse irruption sur les palissades des chantiers, c’est quand même, pour l’endroit, une nouveauté.

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On note pourtant le caractère assez général des inscriptions, en arabe et en français : « Mort au RCD », soit ! Plus ambitieux : « Tunisie, démocratie et laïcité » et « Fiers d’être Tunisiens » ; on va plus loin avec « La femme tunisienne est libre et le restera » …
Mais, dans l’affichage des opinions, l’innovation se trouve ailleurs. Foin des banderoles tendues contre le vent qui rappellent trop les slogans officiels de l’ancien ordre. On se contente là de confectionner de petits panneaux, en carton ou papier-dessin format canson, écrits au marqueur. Le slogan est donc laissé à l’initiative individuelle, avec l’espoir qu’il sera photographié et placé sur quelque blog, puis sur une photo de presse. Ils sont donc brandis aux appareils divers désormais utilisés – en premier lieu les téléphones portables –, mais les caméras des journalistes ou assimilés sont bienvenues. Je me dis qu’ils ont eu bien du courage ou de l’inconscience, alors que le régime policier était toujours en place, ceux qui se sont exhibés ainsi à visage découvert.
C’est par ce biais que s’est imposé ce qui est devenu le slogan de ce printemps démocratique : « Dégage ! » – généralisé plutôt – car « dégage » est depuis devenu un mot arabe. Mais on me dit que c’est un humoriste, pour le coup très sérieux, qui l’a relayé avec talent pour l’envoyer sur le net : le « message très important et très urgent » de Lotfi Abdelli est formidable – cherchez-le sur la toile. De la sorte, les voix isolées, ignorées, étouffées ont pour une fois ainsi fait le tour du monde. « Thank you Facebook », lit-on encore sur l’avenue Bourguiba.

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Manifestation devant l’ambassade donc : « Boris, dégage ! ». Plus spécifique : « Avant d’apprendre l’arabe, il faut apprendre la politesse ». La diplomatie française a fait une bévue de plus en envoyant ici un semi-lettré en arabe, marqué du sceau d’infamie de son passage en Irak et en Israël. Plus que jamais, la Tunisie a soif de considération : comme par le passé, le jugement de la France lui importe au plus haut point, mais il faut que l’ancienne puissance tutélaire soit à la hauteur de ce qu’elle est censée incarner, et qu’elle envoie notamment ici des ambassadeurs dignes de ce nom. Je me souviens de la réaction atterrée de collègues devant l’affaire de la promotion éhontée d’un fils de président à Neuilly‑sur‑Seine. « Alors, c’est comme chez nous : Il n’y a donc pas d’espoir ! ».
Dans le monde arabe, les choses politiques se passent aussi dans les cafés, et c’est un peu une bande organisée que je retrouve ainsi, car ils y sirotent ici, une bonne partie de la matinée, un breuvage sombre en discutant avec passion : ce sont d’anciens gauchistes du groupe « Perspective », des syndicalistes de la révolution de 1978, ceux qui ont vibré encore lors de la révolte du pain, de la guerre d’Irak. Le breuvage n’est pas le même que dans Les tontons flingueurs, mais l’ivresse est la même : faut-il une constituante ? ou, à petits pas encore, réformer la constitution actuelle, et commencer simplement par l’appliquer ? Ceux qui sont déjà pour la plupart des retraités seraient devenus plutôt réformistes.
Mais l’histoire se fait désormais ailleurs : avec le sit-in de jeunes et de gens de l’intérieur qui se tient sans répit place de la kasbah, de l’autre côté de la médina. Là, le ton est plus radical : sortez toutes ces crapules du RCD. Je ne sais pas de quoi l’avenir sera fait et c’est peut-être un monstre qui sortira des urnes d’une élection pluraliste. Mais passées les zones de haute pression, il y a de grands moments de bonheur : ce sont les libérations. Je n’ai pas vécu, l’été 1944, la libération de Paris ; ni celle d’Alger en 1962. Mais les gens de ma génération en ont une idée, moins avec 1968, qui était finalement assez austère, qu'avec l’élection en mai 1981 d’un président de gauche : ce fut une fête sans égale – et pourtant, ce soir-là, dans Paris, il pleuvait comme vache qui pisse. Ne boudons pas notre bonheur de voir ainsi balayés les 110 membres d’une famille pourrie par le pouvoir ; et, sous eux, cette engeance d’apparatchiks blanchis dans la servitude et l’autoritarisme, structure figée survivante du vieux parti destourien.
La question reste, entière : comment reconstituer une trame de la vie politique ? Depuis l’indépendance, ce régime, qui n’a pas été toujours dictatorial, s’est pourtant attaché, avec un constant acharnement, à détruire tout ce qui pouvait ressembler à une opposition organique. Mes tontons flingueurs en portent les stigmates, tout comme les islamistes et les militants des droits de l’homme, et les révoltés des mines du Sud. Il va falloir encore trouver sur quoi organiser le débat national. Une fois sortis les sortants, qui va pouvoir, hors les islamistes, donner une figure raisonnable à la vie nationale ?
On pense à ce qui s’est passé dans les démocraties populaires après la chute du mur, où l’on a vu les cadres des partis communistes défunts reprendre du service sous d’autres bannières. C’est que se trouvaient là les gens qui voulaient tout simplement s’occuper de politique. Ils cherchaient sans doute le pouvoir, ou même à s’enrichir. Mais il arrivait aussi qu’ils aient tout simplement le souci de la chose publique. Je pense notamment ici à Monsour Rouissi, qui fut un des chercheur les plus brillants de sa génération – il avait fait sa thèse avec Jacques Berque, et peut-être même à l’École. [NDLR : doctorat soutenu le 9 janvier 1974 à l’École sous l’égide de Paris 5, l’École n’étant alors pas encore habilitée] Fils d’un militant national de renom, il s’est laissé un temps embringuer dans les espoirs soulevés par la « révolution » du 7 novembre. Je me dis qu’il a espéré alors rendre le possible un peu réel, ce qui est le fonds de la politique. Il s’est fourvoyé, et c’est tant pis pour lui. Mais il est regrettable qu’il soit ainsi évacué, comme d’autres qui ne le valaient pas, après un tour d’essai dans le premier gouvernement de la transition démocratique.
La situation ressemble donc bien à celle de la France d’après-guerre où toute la droite collaborationniste avait été mise hors-jeu. Sans être parvenu à la corrompre tout à fait (en avait-il les ressources ?), le régime évacué a emporté dans sa chute toute la classe politique en place. Mais pour faire une démocratie, il faut une droite et une gauche… Je me demande donc bien comment on pourra ici redonner une légitimité à une ligne républicaine laïque modérée, dans la tradition de Bourguiba, ce qui avait constitué l’armature du parti destourien.
Une excursion au dehors de la capitale me ramène quatre décennies en arrière, quand j’ai fait mes premières armes en fait d’orientalisme, comme prof de philo au lycée de Menzel-Bourguiba… On disait la ville à feu et à sang : je ne trouve que quelques points stratégiques brûlés : le centre des impôts, la maison du parti et, dans la proche Bizerte, le magasin de la chaîne Monoprix, propriété attestée du clan Trabelsi.
Au parc national de l’Ichkeul, le départ d’une caste administrative a délié l’expression de rancœurs trop longtemps rentrées, mais aussi ouvert un espace propice aux passe-droits fonciers. Le passage de la cuisine locale au débat national est une affaire complexe qui ne se règle pas en un jour. Vit-on mieux sans autorité : oui, s’il s’agit de se débarrasser d’une caste prédatrice qui ne fait que ponctionner l’activité économique. Non, s’il s’agit de mettre à mal toute autorité légitime réglementant la vie collective.
Frappe chirurgicale toujours : le sac des villas des Trabelsi, l’encombrante famille de Mme Ben Ali, dans la banlieue résidentielle de La Marsa et de Raouad.

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Curieusement, cela n’a pas débordé sur une haine de classe généralisée : quelques villas, modestes ou plus prétentieuses, n’ont pas été seulement pillées du moindre appareillage, concassées et brûlées ; elles ont été désossées comme pour y trouver quelque trésor.

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Aujourd’hui, assez débonnaire, un circuit de la révolution se met en place : c’est devenu un objectif de promenades dominicales. La révolution vise une tribu de crapules ; elle ne s’attaque pas, me semble-t-il, à une ploutocratie ici plus discrète, sauf exception, que dans les autres pays du Maghreb. L’étranger que je suis n’a pas ressenti, en tout cas, le départ de pulsions xénophobes susceptibles de sortir de tels chambardements.
Le film montrant les coffres des Ben Ali a eu dans le pays un effet terrible : 41 milliards ! Avoir sous les yeux ces liasses de billet et se dire qu’il n’y a qu’à… C’est la porte grande ouverte à tous les démagogues. « Ça fait un mois qu’ils sont au pouvoir, lance un manifestant, et je n’ai toujours pas de poste ! » Quand je vois que les vieilles démocraties européennes, au nord comme au sud, et jusqu’en Suisse, cèdent aux discours populo-xénophobes, je me dis que le tissu politique de la Tunisie va avoir du mal à se mettre en place. À moins que les Phéniciens qui règnent ici depuis trois millénaires ne finissent par nous surprendre par leur malicieuse maîtrise de la vie publique.

PS. À Rabat, quelques semaines plus tard. Manifestation de chômeurs-diplômés, ceux qui sont à l’origine de tout ce mouvement, devant l’Assemblée nationale du Maroc. J’entends tout d’un coup un air qui me paraît étrangement familier : on chante l’hymne national tunisien !

Merci à Sonia Ben Meriem, Mabrouk Jebahi, Hachmi Karoui. Une version réduite de ce texte paraît dans Qantara, le magasine de l’Institut du monde arabe.