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La Lettre n° 41 | Les Éditions de l'EHESS
Éditer les sciences sociales aujourd’hui
par Anne Madelain

Traduisons les sciences sociales !

Quelle idée se fait-on de la science si on la regarde sous l’angle de la traduction ? La recherche en sciences sociales, souvent présentée comme un long cheminement d’interprétations, ne se rapproche-t-elle pas en réalité de l’acte de traduction, s’est demandé Pierre Judet de La Combe, en introduction aux débats organisés le 8 mars 2011, dans la grande salle du Reid Hall-Columbia University Global Centre par les Éditions de l’EHESS, dans le cadre du cycle « Éditer les sciences sociales aujourd’hui ».
À travers l’exemple de Identité et contrôle, premier ouvrage de la collection EHESS-Translation, Frédéric Godart, sociologue et co‑traducteur avec Michel Grossetti, a retracé le parcours d’une traduction qui réinterroge la pensée de Harrison C. White, majeure pour la théorie des réseaux sociaux, et la positionne dans un nouveau champ de références. Cette transposition‑acclimatation est un processus vital pour la pensée, a rappelé Bassam Baraké, linguiste et traducteur du français vers l’arabe, dont le travail au sein de l’OAT (Organisation arabe de la traduction), proche de celle du programme ARTESS (Atelier de recherche et de traduction en sciences sociales à l’EHESS, présenté par Michèle Leclerc-Olive), consiste à instaurer une collaboration étroite entre chercheurs et traducteurs, en s’interrogeant sur le travail de traduction et le cheminement des concepts.
Quelle place donner à la traduction dans la formation et la carrière académique et comment accroître les collaborations entre traducteurs professionnels – spécialistes de langues – et chercheurs, spécialistes de la matière – dans la réalité économique de l’édition ? Car la dimension matérielle de la circulation internationale des savoirs est souvent affaire de bricolages financiers, de relations personnelles, comme l’a rappelé Michel Bonnin à propos des traductions chinoises de son ouvrage Génération perdue (Éditions de l’EHESS) sur la deuxième table ronde de la journée. Elle passe aussi par le patient travail d’intermédiaires tels les agents, les chargés de droits, les bibliothécaires. En France, selon Valérie Tesnières, historienne et directrice de la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC), l’ouverture internationale, fluctuante selon les époques, est souvent passée par les revues scientifiques. Et pour une revue qui cherche à exister sur le plan international – comme les Annales ici représentées par Étienne Anheim –, il est essentiel de s’interroger sur le choix des langues de publication et l’internationalisation des comités de rédaction, ce qui est loin d’être évident tant l’espace national de circulation est une réalité puissante.
Alors comment croiser nos efforts pour favoriser une politique européenne de circulation des sciences sociales ? Certes, c’est l’internationalisation de la recherche qui intensifie la circulation des idées et le processus s’est accéléré ces dernières années, néanmoins, cette circulation exige une prise de conscience collective, comme l’ont constaté les signataires du  Manifeste pour une édition en sciences humaines réellement européenne, lancé en 2009 à l’initiative des Éditions de l’EHESS, dont les enquêtes et propositions ont été présentées ici par Christophe Prochasson. Il paraît en effet urgent de faire circuler les informations sur la recherche en train de se faire, de trouver des fonds européens pour soutenir des projets de traduction ambitieux et de concevoir des objets éditoriaux de plus en plus transnationaux.
La nouvelle économie du livre qui se profile dans l’univers numérique requiert des aides publiques à la traduction mais aussi un effort de normalisation des métadonnées des textes et la diffusion de bons abstracts, a insisté François Gèze, directeur des Éditions La Découverte, qui rejoint par là le travail effectué par l’organisation European Science Foundation avec d’autres acteurs : échanges des métadonnées, mise en réseaux, réflexion sur les circulations des travaux de recherche, promotion du plurilinguisme en Europe.
Militantisme et « travail de fourmi » sont indispensables pour proposer et défendre des traductions exigeantes et toucher un public en quête d’horizons nouveaux. C’est ce qu’ont rappelé les éditeurs Isabelle Pivert des Éditions du Sextant autant que Fehrat Taylan, directeur de collection chez Bilgi University Press à Istanbul. Mais cela passe aussi par le dialogue entre des réseaux d’acteurs – chercheurs, éditeurs, traducteurs, français et étrangers – qui souvent s’ignorent. Offrir un espace pour ce dialogue-là est justement un des objectifs prioritaires du cycle « Éditer les sciences sociales aujourd’hui ».

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