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La Lettre n° 38 | Dans les centres et les services | Départs en retraite
Janine Rannou
Crédits : C. Cicé
par Ionela Roharik

Janine Rannou

Lorsqu'une jeune étudiante lui a posé, un jour, la question « Pourquoi avez-vous choisi ce métier ? », Janine Rannou avait commencé par répondre « Parce que je suis curieuse, je pense. J’aime chercher, fouiner, creuser, labourer… », mais elle a surtout fini en parlant des défis d'analyse devant lesquels l'exercice de son métier l'amenait et qui faisaient « qu’une fois que l’on y a mis le nez, on ne veut plus les lâcher ». Car c'est cela le moteur de sa passion pour le métier qu'elle exerce : un intérêt et une obstination à percer la fine couche des apparences pour découvrir l'origine des phénomènes. Décidemment, elle est une passionnée, une de celles qui, si elle se tait sur l'enthousiasme que son activité lui procure, elle ne s'épargne pas, loin de là, lorsqu'un chantier d'étude est ouvert et ce jusqu'à ce que le dernier rendu des résultats ait été mis en forme et offert à la communauté. « J’ai encore aujourd’hui des tas de choses à apprendre et à comprendre... » continue-t-elle d'affirmer alors qu'on vient la consulter comme on va consulter les entrées dans un dictionnaire. Car c’est aussi cela le carburant de sa passion : jamais assise sur son expérience, jamais arrogante sur ses compétences, toujours à l'affut des découvertes, toujours en état d'« apprendre ».
Spécialisée au départ en sociologie du travail, elle a eu à aborder les professions artistiques et technico-artistiques. En s'inscrivant dans la lignée des approches de la sociologie des professions et en optant pour un usage conjoint des approches qualitatives et socio-quantitatives (mieux adaptées aux groupes professionnels sur lesquels elle devait travailler et plus pertinentes pour rendre compte des mutations que subissaient ces professions en permettant d’éviter les grosses erreurs d’analyse et d’interprétation), elle s'est spécialisée dans la sociologie des professions artistiques et leur marché du travail. La forme d’emploi qui caractérise les professions artistiques (le salariat intermittent à employeurs multiples), leurs carrières protéiformes, les valeurs intellectuelles et culturelles qui les sous-tendent ont constitué et constituent pour elle le terrain riche en provocations intellectuelles qui allument la curiosité et invitent à la découverte. Elle s'est investie dans ces domaines avec la ténacité des passionnés, la modestie des vrais professionnels et la bienveillance de ceux pour qui le plaisir de travailler est surtout et avant tout le plaisir de travailler avec les autres. Elle reste fidèle au gens autant qu'elle reste fidèle à ses passions : elle n'a pas souvent changé de centre de recherche (le CEREQ avant d'intégrer le CESPRA) et les collègues avec lesquels elle a monté des projets de recherche lui sont devenus très proches.
Son parcours de recherche la conduit systématiquement là où le terrain est le moins connu, là où la découverte se fait nécessaire et s’avère surprenante. Janine Rannou est à l’origine d’un projet de grande envergure visant à dresser un large panorama des métiers du spectacle vivant et leurs classifications. La nomenclature des emplois du spectacle vivant construite à la fin de ce chantier répond à la volonté des différents partenaires sociaux (organisations syndicales d'employeurs et de salariés, organismes de gestion) d'harmoniser les conditions d'enregistrement des informations sur les situations de travail et a contribué ainsi à une meilleure visibilité statistique de l'emploi et du travail dans ces secteurs d'activité. L’ouvrage publié, coordonné avec Pierre-Michel Menger, est une synthèse complète de cette recherche et présente une analyse approfondie de ce monde composite, très riche d'enseignements sur les modèles professionnels en œuvre dans ces activités, réputées rebelles à toute forme de catégorisation.
Elle est surtout pionnière dans son domaine en s’attelant très tôt à l’exploitation d’une source de données très riche : les fichiers de la Caisse des Congés Spectacles qui ont permis de lancer des projets de recherche sur le marché du travail artistique jusque là inaccessibles en France. Elle a mis à profit une source administrative et exhaustive sur le monde artistique, dont la richesse se révèle encore. En couvrant une longue période (plus de vingt ans) et l’ensemble des professionnels, artistes et intermittents techniques, qui ont déclaré leurs activités à la Caisse des Congés en vue de l’obtention de leurs droits aux congés payés, ces fichiers permettent de révéler les tendances suivies à travers le temps par ce marché réputé volatile, de décrire l’évolution et les différentes configurations de ce marché, d’analyser les conditions de travail et les carrières des artistes et des professionnels du monde du spectacle, etc. C’est ainsi que trois enquêtes de grande envergure ont pu être organisées, visant les principales professions artistiques dont les monographies professionnelles ont été réunies dans un triptyque où les trois catégories d’artistes les plus nombreuses – les comédiens, les musiciens et les danseurs (catégorie artistique pour laquelle Janine Rannou a eu elle-même la responsabilité de l’enquête et de l’ouvrage qui s’en est suivi) – se sont vu consacrer chacune un volet particulier.
Dans tous les cas, que ce soit au hasard d'une rencontre professionnelle ou tout au long des années de collaboration, elle laisse à ceux avec lesquels elle a fait chemin ensemble une ferme impression. Certains parlent spontanément de rigueur, de précision millimétrique (ce qui peut paraître un peu insolite dans le « champ mou » des sciences sociales) ou, dans un registre moins professionnel, du sens de la justice et du devoir, d'une aversion profonde pour tout ce qui tient de la lâcheté, du mensonge et des convenances hypocrites, de sa franchise et des franches rigolades qui s'invitent partout et tout le-temps, même en plein milieu d'une présentation devant un parterre des moins rigolards. C’est pour ces raisons que ses collègues l’apprécient, que les interlocuteurs et les acteurs sociaux impliqués dans les différents terrains qu’elle a pu mener lui font confiance et la respectent, c’est pour cela qu’elle s’est vu confier des missions de recherche pour lesquelles le consensus des différents partenaires commanditaires n’était pas évident : c’était le cas, par exemple, de l’un de ses derniers contrats de recherche sur le syndicalisme en milieu précaire, le cas des artistes intermittents.
Récemment encore, avec la même énergie qu’on peut aisément lui imaginer au début de sa carrière, elle s’est attaquée à d’autres chantiers, aussi innovants et inédits, qui visent à mieux comprendre les mécanismes de fonctionnement des équipes artistiques, comment se constituent et perdurent les réseaux qui unissent les acteurs du marché de la création artistique, ou bien quels sont les impacts des différentes mesures administratives sur le fonctionnement de ce marché (la mise en place, par exemple du guichet unique du spectacle occasionnel). Partie à la retraite dans peu de temps car la marche administrative impose ses propres étapes, elle est loin de se retrouver en retrait de la vie scientifique, de ses passions et de son activité professionnelle. Alors, « Bonne retraite », chère Janine et surtout ne range pas encore ton ordinateur, des chantiers de recherche ne sont pas encore clos…