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La Lettre n° 74 | Échos de la recherche
Les sourds dans la cité. Langue des signes, subjectivation et citoyenneté
Crédits : Laurent Dappe
par Andrea Benvenuto

Les sourds dans la cité. Langue des signes, subjectivation et citoyenneté

Andrea Benvenuto a été élue maître de conférences à l'EHESS par l’assemblée des enseignants en juin 2014.

Ayant enseigné la philosophie en langue des signes aux jeunes sourds (en France et en Uruguay), le projet d'enseignement et de recherche que je compte développer prolonge mes travaux qui visent à penser les conditions philosophiques et politiques de l'émancipation à partir du cas des sourds et de la langue des signes. Sous l'influence de la métaphysique aristotélicienne qui lie la maîtrise de la parole articulée à l'inclusion de l'être humain dans l'univers politique, l’inscription des sourds dans la cité a longtemps été entravée. Il a fallu attendre 1834 pour que les sourds fassent irruption dans l’espace politique avec leur singularité. Mobilisés par la défense de la langue des signes introduite dans leur éducation par l'abbé de l'Épée, ils créent la première association au monde de personnes dites aujourd'hui handicapées, préfigurant les mobilisations identitaires contemporaines.

Surdité et langue des signes opéreraient comme protocoles conceptuels d'investigation pertinents non seulement pour étudier les capacités linguistiques des sourds ou redire le caractère linguistique de la langue des signes, mais encore pour modifier la place du sensible dans la configuration d'une certaine idée d'universalisme qui contraint l'homme à un rapport au monde unique et préfiguré. Mes travaux s'orientent donc vers une réflexion qui intègre la question politique des conditions de possibilité d'une vie en communauté, des conditions qui ne devraient tomber ni dans le déni des singularités, ni dans l'essentialisation des différences. L'exemple des sourds a une valeur d'analyseur permettant de penser et d'agir sur ce qui fait différence (dans les modes de vie, les usages de l'espace, du corps, des normes) et non sur la différence (comprise comme catégorie qui définit de manière indépassable ce que sont les uns et les autres). Cela permet de penser la notion d'altérité mobilisée dans les discours sur le handicap et les minorités. Penser en termes de rapports plus qu’en termes de catégories identitaires serait la condition d'une anthropologie qui place la singularité du vivant au centre du politique et soutient la possibilité d'une communauté des égaux.

Si la notion d'émancipation est communément liée à celle du collectif porteur d'une force amenant les individus à se transformer et à transformer leurs conditions d’existence, il paraît opportun de problématiser la question de l’émancipation à partir des ruptures qui s’opèrent au sein même de processus institutionnels, collectifs et individuels. Il ne s'agit pas d'opposer expérience subjective et expérimentation collective, mais bien au contraire, d'analyser les formes contemporaines du politique dans une perspective différente de celle qui assigne des identités en les institutionnalisant. J'aborderai dans un premier temps l’étude des dispositifs institutionnels qui marquent un tournant dans l’approche anthropologique de la santé des sourds par la mise en rapport des unités d’accès aux soins des sourds en langue des signes en France (quinze à ce jour) avec l’unité de soins des sourds récemment créée en Uruguay et unique dans son genre en Amérique latine. Je m'intéresserai ensuite à l’écriture d’une histoire politique des mobilisations collectives des sourds qui montrerait l’émergence de formes de résistance et d’organisation collective au 19e siècle, mais au delà, il s’agira d’étudier comment les sourds ont lutté pour exister et faire exister l’égalité dans leurs propres actes. Enfin, j'étudierai les productions singulières des sourds comme des pratiques du discours qui questionnent la suprémacie de la parole articulée et instituent d’autres figures de la subjectivité.

Ces thématiques correspondent au programme d'enseignement que je compte développer dans un cadre résolument interdisciplinaire qui intègrera réflexion théorique et étude de cas et qui se propose d'élargir les approches longtemps restreintes, dans le contexte Français, aux domaines de la linguistique de la langue des signes et de la pédagogie des sourds.