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La Lettre n° 74 | Échos de la recherche
Économie de l'État providence et des retraites. Une perspective de cycle de vie
par Antoine Bozio

Économie de l'État providence et des retraites. Une perspective de cycle de vie

Antoine Bozio a été élu maître de conférences à l'EHESS par l’assemblée des enseignants en juin 2014.

Mes travaux de recherche ont commencé par une thèse à l’EHESS sous la direction de Thomas Piketty « Réformes des retraites : estimations sur données françaises » soutenue en décembre 2006. Suivant une démarche d’économie publique appliquée, j’ai étudié l’évolution du système de retraite français depuis l’après-guerre, en analysant en particulier l’impact des réformes successives sur les comportements de départ en retraite, d’épargne ou sur les équilibres du marché de l’emploi. J’ai ensuite rejoint l’Institute for Fiscal Studies (IFS) à Londres, où j’ai poursuivi mes recherches sur les retraites avec le cas britannique. J’ai surtout élargi ma problématique de recherche au fonctionnement de l’ensemble de l’État providence avec plusieurs travaux dédiés aux assurances pour incapacité ou invalidité et au système socio-fiscal dans son ensemble. J’ai en particulier travaillé sur plusieurs projets visant à comparer sur une longue période le fonctionnement des États providence au Royaume-Uni, en France et aux États-Unis, avec au départ une attention particulière pour les dispositifs de retraite (projet de l’International Social Security mené par le NBER auquel j’ai participé dans les équipes françaises et britanniques), mais plus récemment en élargissant l’analyse à l’ensemble du système fiscal et social. La bonne réception des premiers articles scientifiques de ce projet de recherche, co-écrits avec R. Blundell et G. Laroque, m’a encouragé à poursuivre sur cette voie en utilisant des sources de données administratives encore jamais exploitées par les chercheurs. J’ai ainsi pu avoir accès aux données du National Insurance Records britanniques, retraçant pour tous les Britanniques l’ensemble de leur carrière depuis 1948 et la mise en place du système d’assurance sociale beveridgien. L’exploitation de ces données, puis de leur équivalent américain, m’a conduit à élaborer un projet de recherche ambitieux visant à appliquer les méthodes de l’économie empirique, en particulier des techniques de micro-simulation, à la compréhension de l’évolution et de l’impact des États providence en Europe et Amérique du Nord.

Le projet de recherche et d’enseignement, « Économie de l’État providence et des retraites : une perspective de cycle de vie », que j’ai soumis lors de ma candidature à l’EHESS, vise à compléter et renouveler les approches comparatistes de l’État providence en apportant une analyse fine de l’évolution des législations sociales et fiscales depuis l’après-guerre. L’objectif est d’approfondir nos connaissances sur la façon dont l’État providence ou l’État social, dans ses diverses composantes, parvient à assurer les individus contre les risques auxquels ils font face au cours de leur vie et à réussir, en outre, à réduire durablement les inégalités sociales.

L’approche traditionnelle de la redistribution opérée par l’État providence consiste à évaluer pour un échantillon représentatif l’ampleur des prélèvements obligatoires payés et des prestations reçues. Ce type de démarche s’appuie sur les techniques dites de micro-simulation qui modélisent la législation socio-fiscale et en déduisent des mesures de l’impact du système sur les individus et les ménages. Adopter une perspective de cycle de vie consiste à appliquer cette approche à un panel d’individus, retraçant ainsi leurs parcours et l’historique des systèmes fiscaux et sociaux. Dans une large mesure, une telle approche modifie fondamentalement l’analyse, obligeant à prendre en compte l’incertitude liée aux parcours individuels, leur variance au cours du temps, ainsi que la nature différente des prélèvements contributifs (comme les cotisations retraites) des autres impôts. Une telle perspective est susceptible de renouveler les travaux comparatistes entre États providence en Europe en mettant en évidence la part importante, dans certains pays, des transferts entre périodes de la vie, plutôt qu’entre individus. Elle contribue aussi aux travaux d’historiens et de politistes sur la constitution progressive de l’État providence. Cette approche nécessite néanmoins un patient travail de recherche à la fois sur les données sources permettant de reconstituer les carrières et les revenus passés, mais aussi l’évolution fine du système social et fiscal dans une dimension historique.

L’approche de cycle de vie oblige à revisiter la distinction entre l’assurance et la redistribution. L’assurance se conçoit comme une garantie de niveau de vie contre la réalisation de risques de vie ou de carrière (chômage, longévité, dépendance, etc.). Elle n’implique pas ex ante de redistributions, mais peut en opérer ex post de très substantielles, selon la façon dont les risques sont répartis dans la population. Cette difficulté conceptuelle se complique du fait que cette distinction se renouvelle au fil des trajectoires de vie des individus, qui perçoivent progressivement la réalisation ou non des risques contre lesquels l’État providence les assure initialement. Cela conduit à ouvrir deux pans de recherche : la première vise à renouveler la mesure respective de l’assurance et de la redistribution offertes par l’État providence sur le cycle de vie, et, dans certaine mesure, à proposer une critique de cette distinction ; la seconde, plus normative, consiste à repenser la structure et les modalités de fonctionnement de l’État providence pour les adapter à la prise en compte de parcours de vie qui ne peuvent se résumer à une situation courante. Cette voie de recherche invite à penser l’ensemble des impôts et prestations de façon unifiée sur le cycle de vie, voire même à les déterminer sur la base des parcours individuels (comptes sociaux de vie).

Le système de retraite est un condensé des questions qui se posent sur le fonctionnement de l’État providence dans une approche de cycle de vie : la nature contributive des cotisations, le lien entre pension et contributions, l’assurance ou la redistribution ex post due aux différentiels d’espérance de vie, etc. Mais à ces éléments, plusieurs caractéristiques apportent de nouvelles problématiques : la nature des droits à la retraite, contingents, mais au cœur du contrat social ; les engagements de retraite comme une dette publique implicite et leurs implications pour l’analyse de la dette et du patrimoine national ; enfin une approche normative particulière au système de retraite aura pour objet de poursuivre des travaux déjà engagés sur l’architecture optimale d’un système de retraite et les questions de transition qui lui y sont propres.

Si mon projet de recherche et d’enseignement s’enracine dans une démarche d’économiste, en particulier dans le domaine de l’économie publique appliquée, il se situe à la frontière de travaux d’historiens, de sociologues et de politistes. C’est donc avec énormément de joie et d’impatience que je m’apprête à rejoindre l’EHESS à la rentrée 2014, l’institution idéale pour mener à bien un tel projet !