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La Lettre n° 74 | Échos de la recherche
Anthropologie des pratiques non savantes de l'archive en Afrique
Crédits : Ania Gruca
par Marie-Aude Fouéré

Anthropologie des pratiques non savantes de l'archive en Afrique

Marie-Aude Fouéré a été élue maître de conférences à l'EHESS par l’assemblée des enseignants en juin 2014.

Marie-Aude Fouéré est anthropologue spécialiste de la Tanzanie et de Zanzibar, en Afrique de l’Est. Elle a enseigné en tant que moniteur vacataire à l’université Paris 1 (2002-2004) puis a été ATER à l’École (2008-2010) avant d’être affectée à l’Institut français de recherche en Afrique (IFRA, MAE/CNRS) de Nairobi au Kenya en 2011 comme directrice adjointe et chercheure pensionnaire.

Sa thèse, soutenue à l’École en 2004 sous la direction de Jean-Loup Amselle, a porté sur un objet classique de l’anthropologie, les relations à plaisanteries, aussi appelées cousinages à plaisanteries. Elle abordait non pas les parentés à plaisanteries intrafamiliales décrites par de nombreux ethnologues dans différentes régions du monde mais les liens spécifiques, historiquement construits, liant des groupes claniques ou ethniques entre eux. Ces liens forment dans toute la Tanzanie, et au-delà des frontières nationales actuelles, un réseau dense de relations à plaisanteries à géométrie variable. Le travail mené a, dans un premier temps, consisté à déconstruire le concept ethnologique de relations à plaisanteries, montrant comment son usage croissant dans la littérature africaniste a contribué à folkloriser les pratiques ainsi désignées et à dés-historiciser et dépolitiser leurs modes de construction et de mise en œuvre. Il s’est ensuite attaché à rendre compte des modes de production de relations à plaisanteries comme pratiques sociales en revenant sur l’histoire des compositions et des décompositions des entités sociopolitiques en Afrique de l’Est pour défendre la thèse que les relations à plaisanteries sont des pratiques de production et de symbolisation des rapports de pouvoir et des identités qui les accompagnent. Enfin, le travail s’est clos par une analyse des situations langagières localisées observées sur le terrain : il a montré que des enjeux de pouvoir sont sous-jacents aux usages des relations à plaisanteries, la manipulation des référents identitaires sur le mode de la plaisanterie visant à peser sur les termes de l’interaction et sur les positions de statut et de pouvoir des interlocuteurs en présence.

Marie-Aude Fouéré a ensuite mené un post-doctorat sur les populations du sous-continent indien immigrées de longue date en Afrique de l’Est, déplaçant ainsi son regard de la production de l’ethnie à la production de la race. Pour saisir cet objet de recherche, l’approche suivie a combiné une analyse micro des situations observées en usant des outils de l’interactionnisme et de l’anthropologie linguistique, à une prise en compte des déterminants politiques, économiques et sociaux qui pèsent sur ces situations localisées, en insistant notamment sur le poids des mémoires collectives et des récits de Soi et de l’Autre que ces mémoires induisent ou rendent possibles. De là s’est cristallisé son intérêt sur les rapports entre mémoire, identité et pouvoir qui sont aujourd’hui placés au cœur de ses différents sujets de recherche. Deux thèmes en résonance ont ainsi été explorés depuis dix ans : les mémoires collectives du père de la nation tanzanienne, Julius Nyerere, qui, manipulées comme des langages politiques, participent à la production d’un récit national ou de contre-récits de la nation qui font se rencontrent l’ethnie, la race, et l’autochtonie ; les mémoires collectives et les réécritures de l’histoire d’un événement historique, la Révolution de 1964 à Zanzibar, aussi traitées du point de vue des enjeux identitaires qu’elles reflètent et activent au présent et de leur association à des imaginaires de la nation. La trilogie des identités en usage en Tanzanie, à savoir Arabes, Indiens et Africains, parfois aussi Swahili, traverse ces recherches sur la production des identités arrimées à des enjeux de pouvoir. L’approche, qui nécessite une compréhension générale des rapports de domination et du fonctionnement politique dans la société tanzanienne, appréhende mémoire, identité et pouvoir par des études de cas et des analyses d’interactions en usant des méthodes ethnographiques de l’observation participante, d’entretiens approfondis et de la collecte de documents écrits, visuels ou sonores.

Son projet de recherche et d’enseignement à l’École continue à interroger la trilogie mémoire, identité et pouvoir à partir d’une réflexion sur l’archive. Il s’agit de se demander ce qu’est une « archive » dans le contexte actuel des débats publics mondialisés sur l’histoire et la mémoire où le droit de mémoire aujourd’hui réclamé s’appuie de manière croissante sur la revendication d’un droit à l’archive. Des acteurs sociaux non historiens de métier glanent en effet dans les archives institutionnelles, ou dans des collections privées, et s’emparent de documents de diverse nature (écrits, iconographiques, audiovisuels) ayant trait au passé pour les constituer en corpus à partir desquels produire des discours d’histoire et de mémoire dans l’objectif d’agir dans le jeu identitaire et politique. Ces pratiques sont en développement en raison de la circulation accrue des textes, des images et du son par le biais des technologies numériques et un accès élargi au dispositif de médiation que constitue Internet. Un cas bien connu est, en Afrique du Sud, l’usage de la photographie coloniale mais aussi de collections privées de photographies par des plasticiens pour se réapproprier une mémoire confisquée pendant la période d’apartheid. À Zanzibar, cas étudié par Marie-Aude Fouéré, un documentaire à thèse, Africa Addio (1966), rassemble des séquences visuelles de la Révolution de 1964 montrant des massacres et des fosses communes. Aujourd’hui accessibles en ligne sur Internet, ces images sont utilisées par les populations urbaines lettrées de l’archipel pour explorer un passé longtemps tenu sous silence et énoncer de nouveaux récits de l’autochtonie, de la race, de la nation.

Qu’appelle-t-on alors une « archive » dans un contexte où les pratiques sociales d’usagers amateurs viennent remettre en question la définition conventionnelle de ce terme ? Qui et qu’est-ce qui la constitue ? Quelle forme prend-elle et quels effets engendre-t-elle ? Qui la fait fonctionner et comment ? Ces questionnements épistémologiques sur l’archive constituent à la fois le soubassement et la ligne de mire du projet de connaissance de Marie-Aude Fouéré. Il vise, suivant une approche anthropologique, à interroger l’archive à partir des opérations des acteurs sociaux. L’accent est placé sur la constitution, l’appropriation et les usages publics des archives dans des situations d’action collective, appréhendant plus largement la pratique de l’archive comme action politique, au sens large d’engagement dans la vie publique. L’enquête s’appuie sur une approche matérielle et pragmatique des opérations non savantes sur l’archive, en s’intéressant à ce que font les acteurs avec et sur les archives, à quels résultats ils aboutissent, dans quelles circonstances, et avec quels effets. Le concept de « braconnage » de l’archive, pour transposer la métaphore de Michel de Certeau utilisée pour appréhender la pratique de la lecture, est avancé pour qualifier ces manières de circuler sur les terres des archivistes et des historiens, mais aussi de l’État, et, sans demander autorisation, y glaner des trouvailles. L’archive est appréhendée comme un objet manié, détourné, recyclé, bricolé, exposé, scripturalisé, oralisé, figuré, et enfin dématérialisé. Cette « archivistique non savante », ces « archives hors les murs » ou « virtuelles » – en tant qu’elles sont des ensembles de documents matériels ou dématérialisés tirés d’archives institutionnelles et/ou collectés sur le terrain et constitués en corpus, ceci sans se conformer aux règles strictes des archivistes professionnels sur l’authenticité des documents et sur leur archivage, sans définir de conditions d’usage ni de procédures de manipulation, et enfin sans identifier les lieux de leur conservation et de leur consultation – sont donc au cœur d’une réflexion sur les efforts d’intelligibilité du monde social et d’action sur le monde social qui sont producteurs de consciences historiques et de subjectivités politiques.