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La Lettre n° 73 | Dans les centres et les services
par Aurélien Gros

Dans le bureau de Jacques Le Goff

En octobre 2009, Marie-Claude Barré, qui administrait alors la formation doctorale et le département Histoire de l’EHESS, a eu la gentillesse de me proposer de travailler avec Jacques Le Goff. J’étais alors en début de thèse. Je vins chez lui quelques heures par semaine, jusqu’en mars dernier, dans ce petit appartement du 19e arrondissement, qui ne contenait rien de moins que le labyrinthe de sa bibliothèque.

Lorsqu’il m’a été proposé d’écrire cet article, j’y ai vu l’occasion de lui témoigner ma reconnaissance. Mais je n’ai que peu connu l’homme à la vie longue, et je subis ici le poids d’une disproportion. On n’est que peu de chose : cinq ans d’une vie qui en a compté quatre-vingt-dix ; une de ses dernières rencontres, lui qui a donné le ton dans les plus hautes sphères intellectuelles. Heureusement, comme souvent, il y a Epictète : « Tu prendras la chose par où il est possible de la porter ». Que puis-je porter, au final, et que puis-je apporter de cette courte histoire que fut ma rencontre avec un Ogre ?

La figure de l’Ogre lui est souvent attribuée, à juste titre. Mais ce n’est pas elle que j’aimerais ici évoquer, parce qu’elle rappelle son métier d’historien que d’autres que moi sont plus à même de raconter. Je voudrais raconter ce qui est à ma portée, c'est-à-dire certaines bribes du quotidien d’un vieil homme. Je voudrais raconter ce quotidien en montrant la force de résistance de l’homme face au temps d’une vie qui s’étire. Et ce combat pour continuer ; il y a toujours des choses à dire. Il avait l’apparente maîtrise de ce temps et j’aimais à penser qu’il vivrait tant que des projets urgents habiteraient son esprit. Qu’il pourrait pousser son corps, en stopper le fatal métabolisme, tant qu’un livre était à écrire. C’est ce qu’il fit. Dès la première année de notre collaboration, il me parla d’écrire un livre pour déconstruire la notion de Renaissance qu’il trouvait surévaluée en tant que période historique. Et cette idée revenait régulièrement dans nos conversations. À la Renaissance, il préférait son idée d’un long Moyen Âge qui, parmi toutes ses inventions, sera peut-être la plus difficile à faire passer dans nos mentalités – les autres y sont déjà. Mais ce projet attendrait, il n’était pas encore prêt. Je ne ferai pas ici la liste des textes, articles, préfaces, livres qu’il écrivit durant ces cinq ans. Mais après chaque publication, il me disait : « Encore un livre, et j’arrêterai ! Ce sera mon petit livre sur la Renaissance. Vous en ai-je déjà parlé ? ». Aussi, lorsqu’il entama effectivement la rédaction de ce livre – qu’il intitula non sans humour et appétit : Peut-on découper l’histoire en tranches ? – j’oubliai que ce devait être le dernier.

C’était pourtant bien l’ultime idée sur le Moyen Âge qu’il laissa parmi nous. Jusque là, repoussant l’échéance, son esprit avait vaincu les résistances de son corps par l’invention d’un mode d’existence stable et entièrement tendu vers l’écriture de ces dernières pages. Il s’était donné une discipline quotidienne, devenue instinctive, inventée afin d’optimiser son temps pour le travail. Les contraintes, surtout physiques, avaient beau se resserrer, il lui restait cette discipline du quotidien comme dernière arme vitale ; et Madame Olivia, son aide ménagère, qui rendait cela possible, remercions-la ! Dès lors que la mission fut accomplie, il partit. Il était en ce sens un vieux sage, qui a appris à vaincre les aléas de la vieillesse pour s’octroyer le bénéfice d’une vie longue.

Pour ceux qui l’ont connu longtemps, l’évocation d’une figure du vieux sage n’est peut-être pas des plus parlantes. Cependant, quand je repense à nos rencontres, c’est immédiatement cette image qui s’impose. Il me paraissait à la fois en dehors du monde, et continûment adossé à lui – à moins que ce ne soit l’inverse : à ce stade, on ne sait plus bien qui du monde ou de lui sert de pilier. Mais la façon qu’il avait de poursuivre son implication dans le siècle était singulière. Retiré dans son bureau-appartement du 19e arrondissement, il poursuivait une correspondance pléthorique. En cinq ans, il m’a dicté près de 300 lettres, 800 mails, une quarantaine de préfaces, quelques articles. Le tout fut essentiellement envoyé en France et en Italie, mais aussi en Pologne, en Allemagne, République Tchèque, Angleterre, Amérique Latine et du Sud, États-Unis, Canada, etc. Le vieux sage isolé ne l’était pas tant. À sa façon, il prodiguait conseils, amitiés, bienveillance.

J’ai appris à son contact qu’une lettre était toujours plus qu’une lettre, si l’on voulait bien prendre l’exercice au sérieux. Pour ma génération, rompue à l’échange presque mécanique de mails, il est exotique d’utiliser la voie postale pour un simple merci. Un texto suffit. Mais la lettre contient plus que cela : elle porte avec elle le geste d’écrire, qui tend à se diluer complètement dans la pratique des nouveaux moyens de communication. Elle permet en outre d’envoyer l’évocation d’un souvenir, une invitation à une prochaine rencontre et enfin, elle est l’occasion d’une grande créativité de la formule de politesse. Pour clore un mail, nous choisissons – le mot est fort – entre deux ou trois formules conclusives : « Cordialement », « Bien cordialement », « Bien à vous ». C’est tout ! Mais ce n’est bien sûr pas le média qui impose cela, seulement la pratique mécanique du média. C’est facile, rapide, immédiat. Et dans le flux constant des sollicitations mentales par lequel notre monde s’insinue dans nos esprits, nous ne trouvons plus le temps d’une formule bien choisie. La sagesse de Jacques Le Goff, en ce sens, lui venait d’un autre temps où l’on prenait le temps. Alors que mon corps était habitué à la vitesse de l’ordinateur, je trépignais presque à le voir réfléchir avec tant d’exigence pour trouver la phrase et conclure : « Veuillez agréer, Madame la Ministre, l'expression de ma confiance et de mon respectueux soutien, au nom de l’État et en votre nom personnel ». Ou à une amie : « Je vous vois et vous entends de loin en loin, toujours avec la même admiration et avec la même affection ». Ce qui me frappait au début, j’en fis une règle : ne jamais bâcler la formule de politesse.

Derrière l’apparente trivialité de cette pratique, s’insinue une éthique de la correspondance. Lorsqu’un homme se retire du monde, comme l’a fait Jacques Le Goff, mais entretient avec lui des liens forts – des amitiés, des soutiens, parfois des implications et des engagements politiques, plus ou moins ponctuels – la lettre est un outil, le seul qui soit, et il ne doit jamais être défaillant. Constamment, il doit viser juste, atteindre la cible, produire l’effet escompté. Pour cela, la précision chirurgicale du mot s’impose. S’ajoute un positionnement de ton, où justement s’exprime une éthique personnelle de la force sereine et attentive. Qu’est-ce qu’une lettre de Jacques Le Goff ? C’est pour moi un petit manuel de diplomatie du quotidien. Empathie, bienveillance ; tact et sincérité.

Dans un premier temps, ne pas lésiner sur les éloges. Il faut mettre l’interlocuteur dans de bonnes conditions psychologiques. Mais éloges ne sont pas flatteries. Elles doivent être pertinentes et signifiantes. Il faut voir le vieil homme, yeux clos cherchant à l’intérieur, dans le souvenir ou l’imagination syntaxique, la formule juste. Il tâtonne, il verbalise avec hésitation. « Essayons ce mot ?... ». Non, ce n’est pas cela. Je cherche avec lui, tentant de toucher avec quelque audace au graal de tout jeune historien : souffler un terme juste à Jacques Le Goff ! Je tourne le mot dans ma tête, pendant des secondes comme des minutes. Je me lance : « peut-être ce mot là ? ». « C’est cela, me répond un soudain éclair dans son regard. Bravo ! Merci cher ami ».

Ce qui permet de choisir, de toucher juste, est l’empathie avec laquelle, sans pourtant l’exprimer directement, il se positionne aussi comme récepteur de la lettre. S’il connaît bien le destinataire, la tâche est fluide, la lettre est bouclée en quelques minutes. Si le destinataire est moins connu, voire inconnu, cette étape diplomatique prend son temps. Elle mérite une concentration plus active : il faut mettre en série les quelques paramètres connus pour réduire les effets indésirables qui ne sont jamais loin. C’est le risque de la correspondance postale : elle a un caractère irrémédiable. Dans un premier temps, le superflu d’un tel travail me frappait. Il était Jacques Le Goff, la mention de son nom suffisait à imposer ses vues. Mais non, je me trompais. Non pas quant aux effets, mais quant aux intentions. Même si l’on est Jacques Le Goff, on n’est personne. On se doit de n’être personne, rien d’autre qu’une parole présente, que des mots dits, dictés sans hâte avec la précision du bistouri. Jamais il ne coiffait ses vieux lauriers et ne les laissait dire. Jamais il n’utilisait son nom pour s’épargner du travail : empathie, bienveillance ; tact et sincérité.

Il n’y avait là aucune manipulation, aucune rhétorique inutile. Tout était tendu vers un seul but. Ce but, je le compris, constituait un autre aspect de cette éthique : elle rassemblait les conditions de possibilité pour une entière sincérité. S’il est nécessaire d’écrire une lettre contrariante pour le destinataire, il faut redoubler de tact. Il faut dédoubler les mots agréables, sans jamais toutefois sacrifier le message. S’il était nécessaire de remercier l’auteur d’un livre qu’il n’avait pas aimé, il s’extrayait de l’équation et tirait le meilleur du livre pour en constituer le corps de sa lettre. Il aurait été facile, avec son nom, de s’épargner ce travail, de laisser de côté, de ne pas répondre. Mais la facilité ne faisait pas, je crois, partie de son vocabulaire. Quant à moi, j’en tirais une autre règle de diplomatie du quotidien : valoriser le meilleur, dédaigner le moins bon. Telle était l’éthique de la correspondance du vieil homme. Elle contenait toute la sagesse d’une longue expérience accumulée, de plusieurs vies vécues. La bienveillance d’une considération sans borne. Elle contenait le regard éloigné, calme et droit, qui continuait de percevoir ce qu’il y a de meilleur, et de le transmettre.

Nos sociétés sont plutôt enclines, aujourd’hui, à négliger la parole des anciens. Et moi-même j’ai probablement hérité de cette tendance. Au contact de Jacques Le Goff, j’ai pu accéder à un trésor presque oublié, qui était, dans le temps, une valeur nécessaire des sociétés humaines : la sagesse de l’expérience. C’est la figure homérique du vieux Nestor à la mètis : la pratique encore vive du conseil avisé et prudent, tiré de toute l’expérience accumulée. Jacques Le Goff avait décidé de quitter le métier, de se retirer du devant de la scène, mais il n’a jamais refusé de faire partager la raison de son expérience, encore à même de fournir une direction dans un monde devenu trop jeune. Moi et tant d’autres en avons bénéficié jusqu’en ces dernières années, notamment les destinataires de ses lettres. Pour quelqu’un de ma génération, une telle rencontre est un atout et un rappel trop rare. Elle nous grandit, nous qui avons l’oubli facile, en nous faisant remonter sur les épaules des géants.

Ma rencontre avec Jacques Le Goff fut une rencontre avec une autre expérience du temps. Ce fut un temps, ces heures passées dans son bureau, où un jeune historien, individué au présentisme, rencontre un gros consommateur de futur jamais rassasié du concept de progrès. Au fil de nos conversations, quand nous parlions d’histoire, j’avais le sentiment que quelque chose m’échappait, par-delà l’amitié et l’attention que nous nous portions. Je compris plus tard que c’était la fluidité de son rapport au temps qui m’était inaccessible. Pour moi, je m’en rendis compte alors, et peut-être pour ma génération, le passé comme l’avenir ont été des catégories et des contenus déconstruits. Si bien que nous avons un peu perdu la boussole. Quel chemin prendre, vers où aller ? Finalement, pour le moment, nous restons sur place.

La pensée de Jacques Le Goff exprimait avec naturel ses propres cartes de l’histoire et du temps, si longuement travaillées. Il maniait avec fluidité le jeu des changements et des continuités. Il envisageait l’Europe à construire au regard de ses précurseurs les plus anciens. Il pouvait affirmer que le christianisme était un élément fondateur de notre identité collective européenne, sans pour autant affirmer qu’il devait le rester, contrairement à ce que fait la pulsion conservatrice de l’origine, symptôme d’un temps désorienté. Pour Jacques Le Goff, le passé est passé, il n’est pas possible d’en tirer un devoir être. Mais surtout, il regardait l’avenir avec confiance, la question ne se posait même pas ; cet avenir qui lui était pourtant foncièrement étranger, puisqu’il se savait à la fin de sa vie. Certes, il n’avait plus d’avenir, mais il savait que le monde en aurait un, à l’évidence. Les inquiétudes contemporaines face à la Crise le faisaient bien rire, lui qui avait traversé les peurs de l’An Mil.

Je n’évoque certes pas un modèle à reproduire, ni une nostalgie d’un temps perdu. J’évoque une attitude d’esprit, une assurance, une invitation à redessiner une carte. La sagesse de Jacques Le Goff s’exprimait, non dans un contenu, mais là-aussi dans une éthique : dans la confiance sereine en l’Homme, en tous les hommes et toutes les femmes, en leur capacité à inventer, à résoudre les problèmes du temps par un vecteur de progrès, quel qu’il soit – et bien sûr à les y aider. On n’est pas Nestor pour rien. Aussi, si l’idée de progrès s’était, même pour lui, largement vidée de son contenu, il en conservait au quotidien, dans son esprit, la structure : le geste même d’envisager l’existence de façon ascendante, non plus pour lui, mais pour les autres, les sociétés, les civilisations, les générations à venir, y compris la mienne. Continuer à creuser, à enquêter, à ouvrir des perspectives, comme il l’a fait jusqu’à la fin de sa vie. Nous ne pouvons rester sur place, mais nous n’allons tout de même pas revenir en arrière (de là son calme dédain pour tous les conservatismes, qu’il ne cachait pas et qu’il exprimait quotidiennement par un mot d’esprit, en commentant les pages du Monde ou de Libé).

Je me rappelle à ce propos que, régulièrement, nous classions ensemble les articles de journaux, qu’il conservait comme pour continuer à penser (il reste quelque part un dossier sur « le rire au Moyen Âge », qu’il a autrefois ouvert, toujours alimenté, et jamais refermé). Nous recyclions à cette occasion ses vieilles chemises cornées. Il me faisait regrouper les articles par thèmes. Un thème « politique », peut-être le plus transversal ; un thème « École », pour les « Hautes Études », comme il disait ; un thème « foot », bien sûr ; un thème « histoire » qui occupait quatre chemises ; un thème « art », lui aussi bien rempli, etc. Son esprit réclamait des données, des informations, des choses du monde qu’il abordait toujours avec ses idées, ses critiques, et parfois sa nostalgie. Je l’ai toujours vu calme, assis derrière ses piles de livres. Il fumait sa pipe. Il pensait, il blaguait et il dictait. Tant qu’il reste encore des choses à faire, des histoires à raconter...

Ainsi, jusqu’au bout, le vieux Nestor continuait à prodiguer conseils et avis prudents ; la sagesse de l’expérience, la raison des anciens. Avec empathie, bienveillance ; tact et sincérité. Cette raison et cet esprit critique jamais stoppés, sourire en coin, traçaient comme un pont par-dessus trois générations, de la sienne à la mienne. Ils sont désormais avec moi, quelque part dans ma besace, avec de l’histoire, de l’éthique et un manuel de diplomatie du quotidien.

Il me reste, pour conclure notre rencontre, à lui offrir une formule de politesse :
En espérant parvenir un jour à suivre vos conseils et à transmettre votre sagesse, je vous adresse, cher Jacques Le Goff, très cher ami, l’expression de mon infinie reconnaissance.