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La Lettre n° 73 | Dans les centres et les services
Jacques Le Goff (1924 – 2014)
par Jean-Claude Schmitt

Jacques Le Goff (1924 – 2014)

Jacques Le Goff nous a quittés le 1er avril 2014, à l’âge de 90 ans et trois mois très exactement. Lui qui, en fin imitateur de Raymond Devos – non seulement ils étaient contemporains, mais ils se ressemblaient physiquement – s’amusait d’être né par un hasard « extraordinaire » à Toulon et un premier janvier, eût ri certainement de cet ultime clin d’œil du sort : mourir un premier avril ! Depuis plus de dix ans, il n’était plus réapparu à l’École, faute de pouvoir se déplacer sans assistance et de vouloir se montrer en public dans un fauteuil roulant. Mais il ne cessait de penser à l’École et d’interroger ses visiteurs sur son devenir, sur les personnalités nouvelles qui l’animaient, sur les projets de déménagement et sur l’avancement du Campus Condorcet. Même si depuis sa retraite en 1992, il s’est toujours gardé d’intervenir dans la marche de l’institution et le déroulement des élections, il considérait un peu l’École, non sans de bonnes raisons, comme son enfant.

Il y était entré en 1960, grâce à Fernand Braudel qui l’avait remarqué (en même temps que son ami de la rue d’Ulm et complice de toujours Alain Touraine) alors qu’il présidait le jury de l’agrégation d’histoire (1950). Avant d’entrer à l’École, il avait connu une dizaine d’années d’errance studieuse, à la manière des étudiants de Moyen Âge : entre Prague (où il assista au « Coup de Prague » de 1948, ce qui, à l’inverse de la plupart de ses amis, comme Jean-Pierre Vernant, Emmanuel Le Roy Ladurie, François Furet, le détournera à jamais d’adhérer au Parti communiste français), Amiens (où il enseigna au lycée l’histoire-géographie en 1950-1951), Oxford (avec une bourse à Lincoln College en 1951-1952, mais il en gardera un souvenir mitigé), l’École française de Rome en 1952-1953 (bien que bref, ce séjour ancra au contraire en lui un amour impérissable pour la Péninsule), l’université de Lille (où il fut de 1954 à 1959 l’assistant du médiéviste Michel Mollat du Jourdain qu’il estimait beaucoup), le CNRS enfin où par deux fois, en 1953-1954 et en 1959-1960, il fut chargé de recherche. Ces années de formation sont déjà d’une grande fécondité. Jacques Le Goff fréquente les séminaires de la VIe Section de l’EPHE ; en 1954, c’est dans celui de Maurice Lombard, qui fait découvrir à ses trois ou quatre auditeurs les vastes espaces caravaniers de l’Asie centrale, qu’il rencontre un jeune boursier polonais, Bronislaw Geremek. Leur profonde amitié de se démentira plus jamais.

En 1956 et 1957, deux premiers livres, petits en volume mais d’une grande portée scientifique, voient le jour : Marchands et banquiers du Moyen Âge, dans la collection « Que sais-je », puis Les Intellectuels au Moyen Âge, aux Éditions du Seuil, où l’auteur n’hésite pas à user de l’anachronisme en nommant « intellectuels » les maîtres des écoles urbaines puis de l’université, pour signifier leur engagement dans la cité : une allusion explicite à la mobilisation des « intellectuels » lors de l’Affaire Dreyfus comme – à l’inverse – à la notion d’« intellectuels organiques » de Gramsci.

Le retentissement de ces petits livres est déjà considérable. Ils facilitent évidemment l’élection de 1960 comme directeur d’études à la VIe section de l’EPHE, où Jacques Le Goff ne tarde pas à occuper une place centrale dans la vie de l’institution, encore toute jeune et de taille modeste. La décision de Fernand Braudel de conclure un accord de coopération avec l’Académie polonaise des Sciences aura de profondes conséquences non seulement pour l’École, mais sur un plan personnel pour Jacques Le Goff. Celui-ci prend une part active aux négociations avec les collègues de Varsovie. Des liens durables sont noués entre les archéologues polonais et français : Jean-Marie Pesez devient l’un des acteurs de cette coopération, anime des fouilles communes et introduit la notion « civilisation matérielle ». Les historiens polonais Witold Kula, Bronislaw Geremek, Alexander Giesztor, Jerzy Kloszowsky, Karol Modzelewsky, viennent à l’École. Et sur un plan personnel, Jacques Le Goff fait la connaissance d’une jeune femme médecin, Hanka Dunin-Wasowitch, qu’il épouse en 1962 et dont il aura deux enfants, Barbara et Thomas.

À l’École, sa direction d’études s’intitule dans un premier temps « Sociologie Historique ». Jacques Le Goff se lie notamment avec le « sociologue de l’art » Pierre Francastel, qui lui donnera une contribution remarquée au volume Hérésies et société (dirigé par Jacques Le Goff, ce colloque international, qui a marqué durablement l’historiographie des hérésies, s’est tenu à Royaumont en 1962 et les actes en seront publiés en 1968). Quelques années plus tard, la prise en compte de l’anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss le pousse à faire le choix d’un nouvel intitulé, « Anthropologie Historique de l’Occident Médiéval » auquel il restera fidèle jusqu’au bout. En 1964, le grand public cultivé découvre avec enthousiasme dans La civilisation de l’Occident médiéval (Arthaud), un Moyen Âge totalement inattendu et bien différent de l’image qui en était donnée habituellement : plutôt que l’éclat spirituel des « lignes de faîte » célébrées par certains, plutôt que l’obscurité « moyenâgeuse » dénigrée au contraire par d’autres, il s’y montre attentif aux réalités quotidiennes, aux gestes, aux difficultés et à la fragilité de l’existence, mais aussi au dynamisme matériel et intellectuel de la société médiévale et notamment des villes. Tout le programme de travail de Jacques Le Goff est déjà esquissé dans ce livre. Lui-même et d’autres poursuivront ensuite l’exploration de ces pistes dans les années suivantes.

Pour ce faire, le séminaire – qui se tint toujours le mardi soir, mais de cessa de voguer à travers Paris au gré des difficultés immobilières de l’École – sera le lieu d’élaboration et de mise à l’épreuve critique des hypothèses qui donnèrent naissance aux articles les plus fameux, généralement parus dans les Annales, tels « Temps de l’Église et le temps du marchand » (1960) ou les études sur la « Culture cléricale et traditions folkloriques dans la civilisation mérovingienne ?» (1967), « Saint Marcel de Paris et le dragon » (1970) , « Mélusine maternelle et défricheuse » (1971), ce dernier ayant donné lieu à une collaboration fructueuse avec Emmanuel le Roy Ladurie. Il anime aussi des enquêtes collectives, genre alors fort prisé au Centre de recherches historiques : c’est d’abord l’enquête sur « la ville médiévale et les ordres mendiants », qui part de l’hypothèse que la présence et le nombre des couvents – de un à quatre (franciscain, dominicain, augustin, carme) – dans une localité peuvent être pris respectivement pour critère du « fait urbain » et mesure de l’importance relative des villes. Cette enquête a donné lieu à une collaboration intense avec le Laboratoire de graphique de Jacques Bertin, lequel initia le médiéviste aux subtilités de la « sémiologie graphique » ; les Annales rendirent compte abondamment en 1970 des résultats de cette enquête, qui aussitôt fit des émules à l’étranger, notamment en Europe centrale, où s’est posée la question de savoir si la dynamique urbaine, lisible à travers l’implantation des couvents, était la même que dans le royaume capétien. Jacques Le Goff lance ensuite une autre enquête, qui perdure aujourd’hui après s’être convertie à l’informatique et aux banses de données, un développement insoupçonné à ses débuts : l’enquête sur la littérature des exempla, ces milliers de récits brefs que les prédicateurs inséraient dans leurs sermons. On peut dire que Jacques Le Goff a réhabilité sinon « inventé » les exempla, tenus jusqu’alors pour un genre mineur et négligeable de la littérature latine médiévale, dont il a su montrer au contraire l’apport décisif à une compréhension approfondie de la culture commune et de la société au Moyen Âge.

En 1972, après que le vent de contestation de Mai 68 eut soufflé sur la VIe Section de l’EPHE, comme sur l’ensemble de l’institution universitaire, un changement de son mode de gouvernement sembla nécessaire et Jacques Le Goff fut appelé par ses pairs à succéder, non sans quelques tensions, à Fernand Braudel. Il entreprend aussitôt la réforme des statuts qui aboutit en 1975 à la transformation de la VIe Section de l’EPHE en EHESS, institution autonome jouissant de la collation du doctorat (en plus du traditionnel diplôme de l’École, qui est conservé) et présentant un mode de fonctionnement et de gouvernance dérogatoire par rapport aux universités. Les liens de confiance noués entre Jacques Le Goff et le secrétaire d’État aux Universités de Valéry Giscard d’Estaing, Jean-Pierre Soissons, ont largement favorisé la transformation de l’École et son implantation au 54 boulevard Raspail. L’École est désormais assurée d’un rapide développement et d’un rayonnement international considérable.

Cette étape franchie, Jacques Le Goff revient pleinement en 1977 à ses recherches et à son séminaire (qu’il n’avait jamais interrompu en dépit de ses tâches administratives). Il publie ses deux recueils d’articles principaux, Pour un autre Moyen Âge. Temps travail et culture en Occident : 18 essais (Gallimard, 1977) suivi de L’imaginaire médiéval (Gallimard, 1985), puis met la dernière main à un nouvel ouvrage depuis longtemps en gestation : La naissance du Purgatoire, qui paraît en 1981. Un fait de vocabulaire, qu’il a le mérite de remarquer et de mettre en valeur, est le point de départ de ce livre : que signifie le passage, à la fin du XIIe siècle, de l’adjectif « (ignis) purgatorius » – le « feu purgatoire », au substantif « purgatorius », « le » purgatoire ? La mutation du vocabulaire, tenue jusque-là pour négligeable, lui semble au contraire révéler une mutation essentielle de la « géographie de l’au-delà », la naissance d’un « troisième lieu » de l’au-delà chrétien, le purgatoire. Mutation aussi des représentations de la mort, avec la promotion du jugement individuel de l’âme juste au moment du décès (sans attendre le jugement dernier) : la quasi – totalité des défunts – à l’exception des damnés qui vont directement en enfer et des saints qui vont directement au paradis - sont voués aux épreuves du purgatoire, mais pour un temps seulement et avec la certitude d’être au bout du compte sauvés. Car le purgatoire n’a qu’une issue, en direction du paradis. « Le purgatoire, c’est l’espoir ». Comment expliquer cette innovation dans l’ordre des croyances ? Jacques Le Goff la met en rapport avec toute une série de transformations sociales et culturelles, dont l’émergence de la bourgeoise urbaine et marchande, qui excelle à compter le temps comme elle compte son argent.

Revenu pleinement en 1977 à son activité scientifique, Jacques Le Goff fonde en 1978 au sein du Centre de recherches historiques le Groupe d’Anthropologie historique de l’Occident médiéval (GAHOM), qu’il animera jusqu’à sa retraite en 1992. C’est dans ce cadre que se développe l’enquête sur les exempla, tandis qu’un autre axe de recherche, sur les images médiévales, prend son essor à partir de son « deuxième séminaire » (innovation due au changement de statuts de 1975), le vendredi après-midi, : un séminaire collectif qui portera entre autres sur le manuscrit BnF Latin 1246 de l’Ordo du sacre et du couronnement du roi de France au XIIIe siècle ( (Le sacre royal à l’époque de Saint Louis, 2001). Plus généralement, le travail collectif est chez lui un besoin et lui apparaît comme une nécessité intellectuelle. De grandes entreprises éditoriales portent sa marque, comme L’Histoire de la France urbaine (avec Georges Duby) (1980), L’Histoire de la France religieuse, codirigée avec René Rémond (1988), le Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, codirigé avec Jean-Claude Schmitt (1999). Européen convaincu, Jacques Le Goff a lancé la collection internationale (publiée en cinq langues puis d’autres encore) « Faire l’Europe ».

Dans la multitude des recherches qui s’enchaînent simultanément, l’une des inflexions les plus notables est l’intérêt de Jacques Le Goff pour la biographie. Si son Saint François d’Assise de 1999 ne consiste qu’en la réunion d’articles plus ou moins anciens, le livre majeur est incontestablement son Saint Louis, en 1996. Qu’on ne s’y trompe pas, ce livre majeur est plutôt une « anti-biographie » qu’une biographie, l’auteur posant d’entrée de jeu cette surprenante question : « Saint-Louis a-t-il existé ? » Certes, nous ne pouvons douter de l’existence réelle du roi en son temps, mais il n’est possible de saisir celui-ci qu’à travers des sources fort diverses qui toutes restituent « leur » Saint Louis et font douter de la possibilité de cerner jamais le « vrai » portrait du roi. Analysant les multiples facettes mouvantes de ce kaléidoscope, l’auteur, une fois encore, donne une admirable leçon de méthode.

D’abord médiéviste, Jacques Le Goff a aussi contribué plus largement au renouvellement de la science historique en général, proposant aux historiens, avec Pierre Nora, de « nouvelles approches », de « nouveaux problèmes » et de « nouveaux objets » (Faire de l’histoire, 3 tomes,1974), puis attachant son nom au projet de la « nouvelle histoire » (La Nouvelle Histoire, avec Roger Chartier et Jacques Revel, 1978), une appellation qui n’avait au départ que des raisons éditoriales, mais qui s’est rapidement imposée dans le champ scientifique. Dans d’autres essais, il réfléchit sur les notions à la fois opposées d’histoire et de mémoire (Histoire et mémoire, Paris, Gallimard, 1998), jusqu’à ce que, tout récemment encore – ce fut son dernier livre – , il défende avec prudence et lucidité la nécessité d’une périodisation en histoire, notamment à des fins pédagogiques, tout en mettant en garde contre ses risques : Faut-il vraiment découper l’histoire en tranches ? (2014). La périodisation doit s’entendre comme une scansion de la « longue durée » selon Fernand Braudel, repensée pour ce qui le concerne dans le cadre d’un « long Moyen Âge » allant de la fin de l’Antiquité tardive (IVe – Ve siècle) aux Révolutions industrielles et politiques du XVIIIe-XIXe siècle européen.

Plutôt que d’énumérer les innombrables travaux et publications de Jacques Le Goff, insistons sur son rayonnement international. Il est très tôt et fréquemment reçu avec enthousiasme en Italie, où il noue des liens d’amitié durable. Son autre « deuxième patrie » est la Pologne, les raisons personnelles s’ajoutant aux raisons scientifiques. Il se rend chaque été en famille à Varsovie. Les liens noués avec les intellectuels polonais sont particulièrement précieux au moment du mouvement Solidarnosz. En 1981, la proclamation de l’ « état de guerre » par le général Jaruszelsky entraîne l’arrestation de nombre d’amis intellectuels. Jacques Le Goff prend alors l’initiative de l’appel des « 5000 scientifiques pour la Pologne » qui rencontre un large écho ; de nombreux chercheurs et enseignants polonais persécutés pour leur engagement social et politique trouvent alors refuge en France et un emploi au CNRS ou à l’université. En décembre 2004, la disparition de sa femme le laisse inconsolable. Son but exclusif devient dès lors de dédier à sa mémoire le petit livre qui paraît enfin quatre ans plus tard : Avec Hanka (2008). C’est une libération, qui décuple ses forces et lui permet dans les années suivantes de publier presque tous les ans un nouveau livre, souvent d’entretiens, toujours dicté, puisque la maladie l’empêche et depuis longtemps déjà, d’écrire à la main.

Jacques Le Goff s’est aussi beaucoup soucié de la diffusion du savoir au-delà du cercle restreint des spécialistes. Il est l’auteur d’un manuel scolaire (destiné en 1962 à la classe de 5e, réédité en 1971) et publie L’Europe racontée aux jeunes (1996). La simplicité et la limpidité de son écriture, sa manière personnelle de rendre concrètes et vivantes les réalités du passé, ses dons de conteurs, ont beaucoup fait pour rendre accessible au plus grand nombre le savoir du médiéviste. Jacques Le Goff a créé et animé à partir de 1968 l’émission de radio de France Culture « Les lundis de l’histoire », à laquelle il a convié plusieurs générations de médiévistes et d’historiens, et plus généralement de spécialistes des sciences humaines et sociales, pour discuter avec eux de leur dernier livre. Il a enregistré la dernière de ses émissions quinze jours avant d’entrer à l’hôpital, et elle fut diffusée le lundi 31 mars, veille de sa mort…

Lorsque Jacques Le Goff reçut en 1991 la Médaille d’or du Centre national de la recherche scientifique, il s’écria au cours de son discours, prononcé dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne : « J’aime les hommes ! ». Cela sonnait comme un manifeste. Les hommes, tous les hommes, il les dévorait avec appétit, se rassasiait de leur « chair fraîche » et de leurs « façons de sentir et de penser », comme disait Marc Bloch, ce maître et modèle qu’il regretta de n’avoir pu connaître. À pleines mains il embrassait l’humanité entière, en s’inspirant pour la comprendre des autres sciences sociales, mais en la saisissant toujours dans le temps historique, afin d’écouter la lente respiration d’un « long Moyen Âge » étiré sur treize siècles. Dans son immense projet, rien ne lui est resté étranger et il n’a eu de cesse de lancer de nouvelles pistes, d’en explorer lui-même un bon nombre, mais aussi d’inviter les autres à s’y engager, en semant à tous vents les idées novatrices, pour en faire don aux plus jeunes. Ses intuitions étaient toujours surprenantes de vérité et d’intelligence, il excellait dans les rapprochements les plus inattendus, et rendait limpides la complexité, la cohérence et les contradictions d’un document, d’une situation, d’une époque. Chez lui, la réflexion sur la profondeur du temps de l’histoire et les espérances du citoyen ne furent jamais dissociées. Jacques Le Goff a vécu un long et tragique XXe siècle, au long duquel il n’a cessé de réfléchir sur tous les problèmes, d’indiquer des pistes, de mobiliser les énergies, de donner sans compter. « Plus on est de fous, plus on rit ! » aimait-il à dire pour justifier la recherche collective qu’il affectionnait par-dessus tout. Jacques Le Goff était tout le contraire d’un solitaire : un homme de cœur attentif aux autres, et heureux de partager et de vivre dans le tumulte de la ville, son terrain d’observation privilégié. De fait, il ne séparait jamais la réflexion sur la profondeur du temps de l’histoire et les espérances du citoyen.

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