Navigation – Plan du site
La Lettre n° 61 | Dans les centres et les services | Disparitions
Robert Castel
Crédits : Guillaume Braunstein
par Albert Ogien

Robert Castel

Un sociologue dans le siècle

Robert Castel aurait eu 80 ans le 27 mars. Il est né au moment même où l’Europe commençait à basculer dans une nouvelle ère. Il aura donc été, comme d’autres, le témoin direct des ravages et des abominations de la guerre, de la construction de l’État social, des luttes pour la décolonisation, du démantèlement de la protection sociale et de cette régression du statut du « salariat » à ce qu’il avait nommé le « précariat ». Cet itinéraire dans une fin de siècle dont les tumultes ont emporté l’existence des individus l’a conduit à concevoir le projet d’une sociologie qui rendrait compte de la manière dont les « pesanteurs de l’histoire et les contraintes sociales » en viennent à constituer la « trame même de nos affects les plus personnels ».

Robert Castel n’est pas parvenu à réaliser ce projet – et il s’en amusait avec toute l’ironie moqueuse qui le caractérisait. L’œuvre qu’il nous a laissée en présente pourtant l’esquisse. Et s’il n’aimait guère l’abstraction théorique, les grands modèles explicatifs et les questions de méthode, il a tout de même tenu, alors qu’il écrivait Les Métamorphoses de la question sociale, à préciser le sens de sa démarche, en la distinguant de celle de l’histoire. L’approche généalogique qu’il a défendue avait une visée spécifique : mettre au jour les hiérarchies et les inégalités qui divisent la société, en en recherchant le principe dans la dynamique historique hors de laquelle le changement – ou ce qu’il a justement nommé le « différentiel de nouveauté » – serait tout simplement inintelligible. Le type de sociologie qu’il avait choisi de pratiquer, en artisan se plaisait-il à rappeler, devait partir de la description d’un ordre de relations sociales et rendre compte de la manière dont il est façonné par les institutions qu’une société a mises en place afin de leur faire remplir une forme particulière de régulation des conduites. C’est cette force contraignante des institutions dont Robert Castel a décrit la puissance en analysant l’Ordre psychiatrique ou le statut du salariat.

Les hommages que de nombreux collègues et amis lui ont rendus ces derniers jours ont souvent rappelé les drames intimes les plus cruels qu’il a dû affronter, tout comme les hasards du destin qui l’ont conduit à devenir agrégé de philosophie, puis maître-assistant de philosophie à Lille (auprès d’Eric Weill, dont la rigueur a été un exemple pour lui) ; et enfin, à la demande de Raymond Aron, maître-assistant de sociologie à la Sorbonne en 1967. Quittant ce poste après mai 68, pour participer à la création de l’Université de Vincennes, il y enseignera jusqu’en 1990, année de son élection en tant que directeur d’études à l’EHESS, où il a assuré, de 1995 à 2000, la direction du Centre d’étude des mouvements sociaux.

Tous ceux qui l’ont croisé se souviennent de sa générosité, de sa modestie et de son sens inépuisable du compromis. Mais également de la clarté de ses convictions, de la constance de ses engagements et la fermeté de ses résolutions. Et ceux qui l’ont connu savent combien l’insupportaient l’arrogance et la morgue des puissants, le verbiage parfois creux des théoriciens, le manque de détermination de la pensée, l’insensibilité à la vie concrète des gens ordinaires et au sort des sans grades, des défavorisés et des laissés pour compte.

Robert Castel a vécu son travail de sociologue comme celui d’un intellectuel engagé dans la vie de la cité. Il a toujours veillé à ce que ses analyses servent à dévoiler les dominations, les inégalités et les discriminations que des pratiques professionnelles (celles de la psychanalyse, de la psychiatrie ou du travail social) ou une forme d’organisation de la société (celle du capitalisme) établissent et tendent à reconduire.

Cet engagement n’a jamais été inspiré par la défense d’un dogme, mais par le souci irréductible de ne jamais accepter l’injustice et l’indignité des conditions d’existence faites à des individus placés en situation d’assujettissement, de tutelle ou de minorité. L’aune à laquelle il a toujours mesuré les phénomènes qu’il a analysés aura été le respect de l’idée d’une société de semblables. Et s’il a été de nombreux combats, il a toujours conservé une totale liberté de pensée. Ce petit écart lui a tout de même valu des inimitiés et des rebuffades – dont il s’est parfois réjoui, mais qui souvent l’ont affecté.

Au sein du CEMS, Robert Castel a constamment maintenu ouvert le débat sur la possibilité d’un tel engagement. Dans un des derniers textes qu’il a publiés, il rappelait sa crainte de voir la sociologie « présentéiste » – celle qui porte une trop exclusive attention au contemporain – conduire à l’extinction du sens critique dans la discipline. Le meilleur hommage qui pourrait lui être rendu consisterait à démontrer que cette crainte est infondée, en relevant le défi qu’il a lancé. C’est ainsi que sa voix continuera à accompagner ceux pour qui le travail de sciences sociales consiste à entretenir la vigilance contre le conformisme.