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La Lettre n° 51 | Échos de la recherche
Liliane Pérez, élue directrice d’études cumulante par l’assemblée des enseignants en juin 2011
Crédits : Sarah Hilaire

Liliane Pérez, élue directrice d’études cumulante par l’assemblée des enseignants en juin 2011

Recrutée comme professeur d’histoire à l’université Paris Diderot en 2010 et élue directrice d’études cumulante à l’EHESS en 2011, j’ai auparavant enseigné l’histoire des techniques au Conservatoire national des arts et métiers et dirigé l’axe de recherches « Innovation et savoirs techniques » au Centre d’histoire des techniques et de l’environnement.

L’une de mes motivations en choisissant de rejoindre l’EHESS et plus particulièrement le Centre Alexandre Koyré, est l’existence d’une véritable interdisciplinarité, cruciale pour l’étude des techniques. Mes travaux participent en effet du mouvement de décloisonnement actuel des sciences humaines, dans la lignée des synergies développées autour de l’analyse des activités humaines. La technologie – entendue comme science de la technique, des raisons pratiques et des régimes opératoires – occupe une place particulière dans ces recompositions disciplinaires, dans la mesure où toute science de l’homme est actuellement perçue comme une connaissance de l’action et des modes relationnels qu’elle suppose, entre l’homme et le monde extérieur, entre les hommes, entre les techniques elles-mêmes, entre les humains et les non-humains. À mon sens, ces approches permettent de penser le caractère problématique de l’homme à son milieu de vie, soit sa puissance d’agir, sa capacité d’invention née de la confrontation avec la matière, avec l’adversité – un thème fondamental de la philosophie et de l’histoire des techniques.

En termes de recherches personnelles, je me suis orientée en thèse, sous la direction de Daniel Roche, vers l’histoire des techniques et plus particulièrement l’étude de l’invention, dans une perspective comparative avec la Grande-Bretagne. La thématique de l’invention étroitement liée à celle de l’entreprise et à ses modes de légitimation, me conduit actuellement à participer à l’ANR « Les privilèges d’entreprise en Europe, XVe-XVIIIe siècles », dirigée par Dominique Margairaz . De l’étude de l’invention, je me suis tournée vers celle des savoirs techniques, de leurs modes de transmission et de circulation, et de leur reconnaissance comme un corps de savoirs spécifiques, irréductibles aux règles de métier comme à l’application de la science à la pratique. J’ai poursuivi par une habilitation à diriger les recherches sur les cultures opératoires en milieu artisanal à Londres au XVIIIe siècle ; sous la direction de Dominique Margairaz.

Formée en histoire sociale, j’ai donc été attirée par le caractère interdisciplinaire de l’histoire des techniques et c’est en ce sens que j’ai conçu différents projets visant à inscrire l’étude des techniques dans les sciences sociales. Je poursuis mes travaux actuellement dans deux directions. D’une part, menant des recherches sur les langues des praticiens, je collabore à la constitution d’un lexique technique du cuir, en cours de publication (Les mots du cuir. Lexique historique du travail de rivière. Les activités préparatoires au tannage dans les imprimés de langue française et les corpus régionaux). En parallèle, j’ai développé un intérêt pour les transcriptions opératoires – les technographies – dans les actes de la pratique à partir de l’étude des comptabilités artisanales et marchandes, l’une des sources analysées dans mon habilitation. En lien, mes interrogations se portent sur la technicité des langues, au sein d’un projet financé par la Rothschild Foundation Europe, « Jewish Business Records. Early Modern Trade and Merchant Culture », qui se donne, notamment pour but d’analyser le livre de comptes multilingue d’un marchand juif parisien lié à la manufacture de Matthew Boulton et James Watt à Birmingham, au XVIIIe siècle. C’est l’un des thèmes du séminaire « Histoire économique des juifs à l’époque moderne : archives, pratiques et réseaux marchands (Europe, empires) », que je co-organise avec Jean Baumgarten et Evelyne Oliel-Grausz. L’histoire des langues de la pratique, de leur genèse et de leur codification participe de mon intérêt pour les origines de la technologie, entendue comme science des opérations.

D’autre part, dans le cadre d’une réflexion globale sur les techniques et la technologie, je m’intéresse au rôle des schèmes techniques et de leur circulation, par analogie, dans les sciences humaines. Cette démarche sous-tend le séminaire « L’analogie et les techniques. Approches interdisciplinaires », co-organisé avec Sophie Archambault de Beaune et Koen Vermeir. Il s’agit d’une histoire intellectuelle des techniques, dans le sillage de « l’histoire concrète de l’abstraction » proposée par Jean-Claude Perrot. L’enjeu est d’interroger les liens entre les techniques d’une part, les sciences sociales et l’histoire d’autre part, conçues à la fois comme connaissance de l’action et comme acte de recherche. C’est dans cette perspective que j’ai constitué un groupe de travail chargé de publier une édition traduite et commentée de l’Entwurf der allgemeinen Technologie de Johann Beckmann (1806), au sein du Centre Alexandre Koyré en collaboration avec Guillaume Carnino et Joost Mertens.

Enfin, l’histoire « socio-technique » que je mène me conduit à interroger comment les ethnologues, les anthropologues, les historiens et les philosophes pensent le système relationnel – donc technique – qui unit dans un même mouvement l’homme à son milieu, au regard des impacts des interventions humaines sur l’environnement ? Comment ces courants d’analyse, qui font de la technique une « dynamique vitale », le propre des sociétés humaines, le cœur de la genèse du social, dans la lignée de Marcel Mauss, d’André Leroi-Gourhan, d’André-Georges Haudricourt, de Georges Canguilhem, peuvent-ils penser, sans renier leur humanisme technologique, le rapport parfois destructeur de l’homme à son milieu ? Ces questionnements justifient que je participe au projet Émergence-Ville de Paris « Risques et accidents industriels France, Angleterre, fin XVIIe - fin XIXe siècles » dirigé par Thomas Le Roux.

À travers cette analyse décloisonnée et réflexive des techniques, je cherche à nouer trois niveaux d’analyse : d’une part, l’enquête sur la technique reconnue comme corps de savoirs spécifique à partir du XVIIIe siècle et dont la science, la technologie, procède à la réduction de la diversité des pratiques en des principes d’action ; d’autre part, la compréhension de la technologie comme une science de l’homme et de ses moyens d’agir et sa place centrale dans les sciences sociales au XXe siècle entendues comme sciences des faits relationnels et de leur caractère opératoire ; enfin, le rôle de la technologie dans la constitution même des sciences humaines en tant qu’elles procèdent d’une pensée du particulier, nécessairement comparative, d’une « pensée par cas », allant du concret à l’abstrait, à l’inverse de toute application de modèles et de théories aux pratiques et à leur analyse.