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La Lettre n° 51 | Échos de la recherche
Étienne de la Vaissière

Étienne de la Vaissière, élu directeur d’études par l’assemblée des enseignants en juin 2011

Espace vide de nos cartes imaginaires, ignorée au profit d’une Route de la Soie grand public ou de ses avatars des world-systems — plus récents, mais en l’espèce guère mieux informés — quand elle n’est pas livrée aux historiographies nationalistes, l’Asie centrale du haut Moyen-âge est pourtant depuis un siècle, et singulièrement depuis la ré-ouverture de la région aux enquêtes de terrain, le lieu d’une recherche historique hautement spécialisée qui a permis l’accumulation d’une masse immense de données. Ces résultats sont venus s’ajouter aux travaux remarquables des écoles soviétiques et chinoises sur le domaine : des milliers de nouveaux documents ont été publiés, des dizaines de fouilles ont eu lieu.

Un premier intérêt pour les structures du grand commerce caravanier m’a permis de profiter pleinement de ces nouvelles découvertes : présents dans tous les oasis et steppes de l’Asie centrale, disposant d’un quasi-monopole sur le commerce lointain du IVe au IXe siècle, les marchands de Samarcande, Boukhara ou Tachkent ne pouvaient être étudiés qu’en s’appropriant l’ensemble des corpus disponibles. Par la force des choses, mes premiers travaux ont donc dû englober les zones iranophones, turcophones et sinophones, du Gansu au Khorezm et de l’Hindou-Kouch à l’Altaï, en insistant sur leurs recoupements, et en ne tenant pas compte ni de la coupure classique pré-islamique – islamique, ni des barrières linguistiques et disciplinaires.

J’ai tenté d’organiser cette diversité par l’analyse sociale sur la longue durée et par l’importation des méthodes de l’histoire sociale telles que pratiquées par les médiévistes, tout en participant à l’enrichissement des corpus, que ce soit par l’archéologie, en collaboration avec la mission archéologique française en Ouzbékistan et la Délégation archéologique française en Afghanistan, ou la publication de documents, en chinois, arabe ou sogdien, la lingua franca du temps.

Plusieurs enquêtes m’ont retenu : examen des résultats des fouilles archéologiques en Chine, qui mettaient au jour de nombreuses tombes ornées de chefs de communautés centre-asiatiques dans la Chine du VIe siècle ; travail sur l’identité et le nom nomades (qu’est-ce que se proclamer Hun ?) ; recherches sur l’histoire économique, que ce soit le système des prix et des monnaies, ou le rôle central de l’irrigation ; question de l’intégration de l’Asie centrale au monde musulman, une acculturation croisée avec tout à la fois l’islamisation de la région et, en retour, les modifications de la culture politique abbasside.

Comme le manifeste le choix de ces thèmes, l’insertion de l’Asie centrale dans l’ensemble plus global des relations asiatiques altimédiévales est un axe majeur de mes recherches, par delà l’apparent éclatement géographique qui me mène de l’Iraq de Samarra à la Mandchourie d’An Lushan : dans tous les cas ce sont des élites d’Asie centrale ayant migré au loin qui dominent la vie sociale et qu’il s’agit d’analyser en tenant à la fois compte du contexte local et des apports centre-asiatiques. Le sous-titre de ma direction d’études, migrations et acculturations, y correspond.

Aucun de ces dossiers n’est refermé : ils forment la base de mon programme d’enseignement à l’EHESS et concourent à la synthèse que je suis en train de rédiger depuis deux ans pour les éditions du Seuil, dans laquelle je présente l’Asie centrale du haut Moyen-âge, et les conditions de son éclatement au VIIIe siècle. Les deux séminaires que j’anime cette année portent, l’un sur une tentative d’examen de la théorie des world-systems dans le contexte centre-asiatique en revenant au questionnement wallersteinien, plus efficace que ses affadissements récents, et l’autre sur la question des politiques et des identités nomades, tous deux à la lumière du corpus nouvellement découvert.